Mémoire vierge

Quelques heures après Transmission radio

Il y avait un petit air frais, matinal. Sur Ayndra souvent le temps était lourd, mais en bord de mer, le matin, ou plus précisément aux aurores, on retrouvait un temps "vivable". Un temps qui rappelait l'air du grand large, celui des ports... Plus précisément, celui d'Hokaïna. Car Ayndra, après Hokaïna, était l'une des seules terres presque sauvage qui restaient, ici bas. L'air y était meilleur qu'ailleurs. Ca rappelait le monde d'avant la Révolution. Teranss était souvent obligé de se lever très tôt, pour aller récupérer, au port de Raish, les marchandises dont il avait besoin pour faire tourner son bar. Pour les raisons citées avant, ça n'était pas pour lui une corvée. Au contraire, il appréciait de quitter son lit prématurément pour profiter de la ville encore déserte. Il avait alors l'impression de communier avec la nature qui se cachait malicieusement sous les bâtiments et les paratonnerres... Ca le faisait voyager, ça l'envoyait dans la cinquième dimension, et qui plus est, c'était vivifiant. Rien de mieux pour se refaire un moral et une santé. Le quadragénaire inspira longuement. Pour atteindre le port, il devait longer une plage de galets sur laquelle il aimait s'égarer, là encore pour perdre contact avec la réalité et recharger ses batteries...

Assurément, ce jour ne serait pas comme les autres, car les coquillages n'étaient aujourd'hui pas les seuls habitants de la petite plage, égarée entre deux récifs. Le corps inerte d'Aleksiz avait été transporté par les flots, et par chance les courants, qui avaient fini par se calmer, l'avaient transporté jusqu'à la terre. Après avoir flotté un moment dans les récifs, il avait fini par atteindre une plage, sur laquelle il avait donc échoué, dans un état qui en disait long sur ce qu'il venait de vivre. Ses vêtements étaient déchirés. Le verre lui avait ouvert des plaies dans les bras, les jambes et ailleurs... Son visage était recouvert du sang qui avait coulé de son arcade sourcilière blessée... Il respirait difficilement, sans doute à cause de l'hypothermie, et de l'eau qui avait du immanquablement rentrer dans ses poumons. Sa pâleur cadavérique n'avait rien de rassurant, et c'était une chance qu'il soit encore vivant. A ce rythme, il ne le resterait pas longtemps.

Sans doute avait-il de la chance d'être né roux, car la première chose qui attira l'attention de Teranss sur lui fut la couleur de ses cheveux. Peut-être ne l'aurait-il même pas remarqué si sa masse capillaire n'avait pas été si voyante. Intrigué, Teranss quitta son état volontairement léthargique, pour s'approcher de quelques pas. Quelle était cette chose, là-bas, échouée dans les remous...? Du moment qu'il fut assez près pour remarquer que la chose avait forme humaine, son sang ne fit qu'un tour. Il accourut aussi rapidement que possible, pour s'agenouiller face au naufragé. Il s'agissait d'une jeune femme... En apparence. Il ne mit que peu de temps à remarquer la noirceur de ses ongles, pour la bonne raison que son premier réflexe fut de prendre son pouls. Au poignet, on ne sentait rien... Nerveux il relâcha sa main, décidé à ne pas émettre de diagnostique expédié. Il se baissa plus encore pour poser sa main contre la jugulaire de la jeune femme. Là, il put constater que son coeur battait encore, quoique doucement... Il pouvait s'arrêter d'une minute à l'autre. Elle ne respirait plus, ou bien à peine, et seconde après seconde la quantité d'air entrant dans ses poumons diminuait... Il n'avait aucunes connaissances en secourisme, mais une chose était certaine: il se devait d'agir, et vite! La jeune femme avait une plaie au niveau de crâne, et sans doute bien d'autres blessures, mais il ne pouvait faire autrement que de la déplacer, il n'avait pas le temps pour faire venir un médecin sur les lieux, alors il l'emmènerait lui-même... Il passa une main dans son dos, l'autre sous ses jambes, et il la souleva, pour l'emporter aussi vite que possible avec lui... Ses marchandises attendraient, une vie humaine valait plus que quelques caisses de bière...

Ses paupières clignèrent. Son cerveau aurait pu être en bouillie qu'il ne lui aurait pas fait plus mal que ça... Et cette migraine fut la première chose qui remonta à sa conscience. La douleur... Ses yeux s'ouvrirent, enfin. Leur vision mit quelques bonnes secondes à s'accommoder à leur nouvel environnement. Puis elle prit conscience de son corps, et commença à se demander quoi... Car l'évidence était là: elle ne savait absolument pas ce qu'elle faisait ici. Ni ce qu'elle faisait tout court. C'était d'ailleurs une sensation aussi étrange que désagréable. Elle en savait, des choses, sur ce monde... Elle avait la sensation d'y avoir pas mal vadrouillé, sensation ancrée dans son corps et pas qu'un peu, vu combien elle se sentait faible, endommagée. Mais ce parcours... Était un véritable mystère. Perplexe, elle resta allongée quelques secondes, puis voulut se tourner sur le flanc... Mauvais plan. Elle serra les dents, et un hoquet douloureux lui échappa, hoquet qui fit alerta la silhouette penchée sur le bureau, plus loin... Silhouette qu'elle ne remarqua qu'à ce moment. Elle sursauta. L'homme se retourna, puis se leva précipitamment, pour s'approcher d'elle, et du lit.

"Holà doucement... Vous devriez vous ménager, vous avez des blessures sévères, vous savez? Après un naufrage pareil, c'est même un miracle que vous soyez encore en vie."

... Naufrage? Un naufrage avait eu lieu...? Elle était naufragée...? Désespérant. Ces informations auraient du évoquer en elle quelque chose de puissant, parce que bon, on était pas victime d'un naufrage tous les jours, mais nan. Même pas. Ca ne lui disait rien du tout. Ca sonnait creux, et inexistant. C'était comme si tout ça n'avait jamais eu lieu... Mais elle avait au moins une petite idée sur la manière dont elle avait pu perdre la mémoire. Avant de s'échouer sur une quelconque plage elle avait eu tout le loisir de se cogner la tête, ce qui expliquait aussi pourquoi elle avait l'impression d'avoir le crâne fendu en deux... Quoi qu'il en soit, elle resta silencieuse. C'était dur de trouver quoi dire quand son disque dur venait d'être sauvagement effacé... Elle ne savait même plus ce qu'elle aurait du faire... Qui elle aurait du prévenir... Qui contacter... C'était frustrant! D'autant qu'elle avait le sentiment, inexplicable, qu'il était d'une importance majeure qu'elle se souvienne, et qu'elle contacte... Certaines personnes. Mais bon. Peut-être était-ce le sentiment de tout individu ayant miraculeusement survécu à un drame. Pour le moment elle devait viser plus concret, plus matériel, plus abordable. En premier lieu... Il lui fallait se redresser, parce que là, ses côtes jouaient du xylophone les unes contre les autres, et ça faisait un mal de chien. Sans compter que ça devait pas être spécialement bon pour la guérison... Elle appuya donc ses mains contre le matelas, et parvint à s'asseoir. Ouf. Dans un soupir, elle appuya son dos contre les coussins, puis... posa la question la plus rationnelle qui lui venait à l'esprit:

"... Où suis-je? Depuis combien de temps?"

Ca devait être son style de s'occuper des problèmes techniques les plus évidents avant d'aller chipoter au sujet du reste... Enfin. Elle l'imaginait, quoi. Elle ne savait absolument plus qui elle était, et c'était d'autant plus troublant qu'elle ne savait pas si elle réagissait comme elle l'aurait du... Elle présenta donc un visage quelque peu perdu à son interlocuteur. Un homme d'environ deux fois son âge, pour le peu qu'elle se souvienne de son âge... L'homme vint s'asseoir sur le lit avec un sourire:

"Ayndra! On est à Raish, dans mon appartement. Il jouxte un bar/club que je dirige. Je vous ai trouvée il y a environ trois jours sur la plage, votre bateau a vraisemblablement du couler... Vous avez trois côtes cassées, un traumatisme crânien, et... quelques coupures mineures. Mais en arrivant vous étiez presque noyée."

Elle eut un sourire un peu tendu. Comme elle avait cru le remarquer, elle était en sale état. Mais au moins savait-elle où elle se trouvait. Elle avait au moins eu la chance d'être récupérée à temps, et visiblement par quelqu'un de bienveillant.

"C'est rassurant..."

Elle se désintéressa alors de son hôte, pour détailler la chambre dans laquelle ils se trouvaient. C'était petit, plutôt étriqué en largeur... Un bureau au fond, son lit, un radiateur et une fenêtre plus loin face à elle. derrière, une porte donnant accès à une autre pièce. Et de même sur la gauche ay bout du lit. Les murs étaient simplement recouverts de crépi blanchâtre, le plafond laissait apparaître des poutre rustiques... Une maison plutôt ancienne, malgré que Raish se fut construite majoritairement après la Révolution. La Révolution, hein...? Ca évoquait quelque chose en elle... Mais quoi? Mystère. Il était peut-être temps, d'ailleurs, de regarder à qui elle avait à faire, à son propre sujet... Elle baissa les yeux, et constata qu'elle portait une simple chemise, moitié ouverte, et laissant entrevoir... Ah ouais. Quand même. Elle s'était bien dit que c'était lourd, aussi. Mais qu'elle fut pulpeuse ou non n'était pas le problème. Elle passa une main sous la chemise, et constata le bandage qui maintenait ses côtes... Pour une raison ou pour une autre, sa main s'était dirigée sur une cicatrice qu'elle avait sur le flanc, et qu'elle découvrit tandis que ses doigts passaient dessus. Séquelles d'une opération... ou d'autre chose? Puis elle porta ses mains face à ses yeux. Les ongles en étaient noirs. Elle était donc irazyn... Le tonnerre qui ne cessait pas de retentir dehors lui prouvait, aussi, que sa forme forcée devait être celle qu'elle arborait en ce moment même... Le quadragénaire à côté la regardait avec un drôle d'air. Il devait avoir compris que quelque chose ne tournait pas rond, ce pourquoi il renchérit sans attendre:

"Je me nomme Teranss, vous pourrez rester ici le temps qu'il faudra pour vous remettre, si vous le souhaitez... Et vous, quel est votre nom?"

Elle se réintéressa à lui, plongeant un regard perdu, distant, dans celui de cobalt de son interlocuteur. Son nom, hein...? Bonne question. Elle essayait de se le remémorer, elle se souvenait très vaguement de sonorités... Mais était-ce, seulement ça?

"A... Al..."

Elle soupira, et posa une main contre son front, avant de continuer, dans un sifflement:

"Je ne m'en souviens pas. Trou noir complet. Je ne me rappelle même plus d'où je viens, ni de rien... Allons-y pour Alexya, mais je ne suis absolument pas certaine que ce soit ça..."

Sérieux, ça l'énervait. Ce n'était même plus frustrant, c'était... Raaaaaah!! Mais merde quoi! C'était SON passé, pourquoi est-ce qu'il manquait à l'appel hein..? Il avait pas le droit! Bref. Elle avait beau avoir l'air contrariée/mal lunée/irritée dès le réveil, ça n'allait pas impressionner monsieur Destin qui plutôt, risquait d'être fort amusé par son comportement. Et râler n'y changerait rien, d'autant que Teranss avait visiblement pris soin d'elle durant tout ce temps qu'elle était restée inconsciente... Elle lui devait la vie, et de ce fait, un tant soi peu de respect. Conscient du problème plutôt euh... Problématique qui s'imposait à eux, Teranss eu ceci dit l'esprit pratique. Il fallait y aller doucement, progressivement, et une mémoire manquante ne devait pas leur faire oublier l'essentiel:

"Une amnésie, hein..? Écoutez. On verra ça après. Vous êtes la bienvenue pour le moment, et par la suite on pourra s'arranger, le temps qu'il faudra. Mais vous devez être affamée... Je vous fais quelque chose?"

Alexya fronça les sourcils, et soupira encore. Oui, elle était affamée... Mais... quelque chose la tracassait bien plus.

"Je veux bien... Mais avant, la salle de bain c'est...?"

Il la lui indiqua. Sans attendre elle voulut se relever, un peu trop rapidement ceci dit. Elle grimaça, et dû recommencer avec l'aide de l'homme. Ca lui apprendrait à se casser des côtes tiens... En attendant, et après avoir vaguement remercié, elle passa la porte menant sur le petit carré de salle de bain blanc qui s'offrait à elle. Elle ferma la porte, et fonça droit... Non pas dans la douche, quoiqu'elle y pensât aussi, mais sur l'armoire de salle de bain vitrée qui surplombait le lavabo. Elle tomba face à son reflet. Justement ce qu'elle cherchait à connaître... Des cheveux rouges, un regard menthe complètement paumé... Elle était face à une étrangère. Dire qu'il s'agissait d'elle... Si elle avait cru que de se rappeler de son apparence stimulerait sa mémoire manquante, c'était rapé. Elle posa ses mains des deux côtés du lavabo, puis elle soupira, et passa une main dans ses cheveux. Les prochains jours allaient s'avérer galère... Heureusement, son hôte semblait être compréhensif, mais... Comment allait-elle se débrouiller, sans sa mémoire? Où allait-elle chercher pour la retrouver? Où allait-elle loger..? Et quel job dégotter entre temps pour éviter de crever la dalle dehors..? Tant de questions qui étaient pour le moment... De trop. Elle avait besoin de faire le point, mais avant ça, de se poser. De remettre les choses à plat, suite à ce réveil précipité. Elle retira donc les quelques vêtements qu'elle portait, pour s'infiltrer dans la cabine de douche. Peut-être qu'après ça, elle aurait les idées plus claires quant à ce qu'elle devait régler... avec ou sans souvenirs.

Alexya poussa la porte du bar dans un soupir de grand méchant loup... Ca n'avait pas été son jour. D'un côté, ça n'avait pas été son jour depuis bien longtemps, maintenant. Ca faisait presque deux mois qu'elle avait été retrouvée, inconsciente, sur la plage de Raish. Elle avait survécu à un naufrage. Elle n'en avait aucun souvenir, mais c'était ce qu'on lui avait raconté. Et vu l'état dans lequel elle s'était réveillée, elle ne pouvait que croire à cette hypothèse, hein... Quel naufrage ceci dit? Telle était la question. Et c'était là la première chose qu'elle avait cherché à savoir, du moment qu'elle fut en état de se lever et de mener quelque investigation.

Elle espérait fort ne pas être un des ces innombrables chiméens qui vivaient sur leur coque de noix, à l'abri des inégalités et des dangers des îles et du continent... La majorité de la population de la planète était sans-papiers et vivait sur les mers, ce depuis des lustres. C'était quelque chose que la Révolution n'avait pas changé. Sauf qu'elle avait l'intime certitude que la Révolution avait joué un rôle, quel qu'il soit, dans sa vie. C'était inexplicable... Elle était certaine, ou du moins presque certaine, d'avoir jusqu'à présent vécu sur le plancher des vaches. Si ce n'était pas le cas, ses recherches resteraient sans aucun doute vaines, car autant chercher une aiguille dans une botte de foin.

Ce qu'elle avait d'ailleurs l'impression de faire à vrai dire... Elle avait beau eu harceler les standards téléphoniques, traumatiser les employés de toutes les compagnies maritimes du coin, menacer les dockers et faire peur aux marins, personne n'avait été capable de lui donner une piste. Personne ne la connaissait... Elle avait beau eu éplucher tous les registres possibles et imaginables, plus ou moins légalement, plus ou moins en soudoyant les personnes qui les gardaient, grossièrement... Rien du tout. Aucun bateau n'était censé être parti durant la nuit de son naufrage, de la côte est d'Ayndra. C'était comme si elle était apparue comme par magie sur le continent... La seule chose qu'elle avait pu déduire de manière quasi certaine, c'était la destination qu'elle avait du avoir en tête au moment d'embarquer... Et là encore, c'était vague: Aryaz, Lyann, Enezis ou Hokaïna. Les quatre destinations qu'elle avait pu avoir en tête. Ca en faisait beaucoup, certes, du casting n'avaient été virées que Serea et Omheri, mais bon. C'était déjà ça. Elle passa au travers de la pièce, éclairée délicatement par quelques orbes tamisées suspendues ici et là... L'ambiance orange et relativement sobre n'était de mise qu'au "rez-de-chaussée", qu'on réservait généralement aux voyageurs et aux quelques administratifs qui passaient par Raish quand il le fallait. Elle salua vaguement le barman, embauché par Teranss, puis se rendit directement au fond de la pièce pour descendre les escaliers qui semblaient comme donner sur une petite cave... Sauf que c'était pas une cave, mais plutôt, une extension du bar, qui là... Etait un peu moins sage que le reste. C'était là que la plupart des habitants "non-provisoires" de Raish se donnaient rendez-vous. C'était plutôt mal-famé, enfumé, mais l'ambiance était plutôt sympa. Des banquettes en cercle coupé d'un quart, au centre desquelles des tables rustiques en bois, faites à partir d'anciens tonneaux... Des appliques murales un peu foireuses qu'on aimait bien et donc qu'on évitait de changer, leur grésillement étant presque devenu amical pour les habitués... Un comptoir aux allures loubardes, même pas besoin de clientèle pour se la jouer et... Ah, oui. Une estrade. Parce qu'ici, les serveuses ne faisaient pas que servir les boissons. Elles servaient leurs corps aussi, même si modérément. Une estrade et des barres. Le bar avait une option cabaret... Ce qui rendait les boissons à l'étage du dessous un peu plus chère, histoire de payer le spectacle. Les rideaux de velours noir masquant la scène quand personne ne dansaient étaient à l'heure actuelle fermés. Pas mal de clientèle ceci dit discutaillait gaiement, dans une ambiance digne d'Enezis tant on comptait de flingues aux ceintures. Raish était une petite Enezis, de toutes les manières, c'était connu. Alexya s'approcha du comptoir, tournant un vague regard vers quelques unes de ses connaissances... Lesquelles, déjà bien bourrées, étaient ni plus ni moins en train de tenter le même coup que celui qu'ils tentaient environ une fois par jour:

"Heey Alexya, c'est quand qu'on te voit sur scène?!"

Et ce à quoi elle répondait toujours par un truc équivalent à ce qu'elle répondit ce coup-ci, sourire narquois, presque méchant, rajoutant du sel là où c'était déjà pas mal cinglant:

"Ta gueule, boit, et dort. Je me trémousserai pour ta trogne d'ivrogne quand tu sauras t'abstenir pendant une semaine."

Aucun intérêt. Bref. Elle alla s'assit au comptoir à peu près aussi lourdement et élégamment qu'un éléphant, y posa son coude, et dans sa main son visage. Teranss qui faisait le service se tourna vers elle avec un sourire large, qu'elle ne lui rendit pas. Elle n'était pas d'humeur, alors elle continuerait de faire la gueule. Mais comme il n'était pas rare de la voir faire la gueule pour des détails insignifiants, il lui demanda tout de même:

"Alors, du neuf?"

Ricanement ironique. Elle n'avait plus aucune piste depuis un bon moment déjà... Alors quant à trouver du neuf, hein... On repasserait dans trois mois quand un avion publicitaire aurait affiché un gros "missing people" dans le ciel avec sa tronche entourée de diodes clignotantes dessus... Autant dire qu'elle commençait à perdre espoir.

"Je sais même plus où chercher. J'ai fait toutes les compagnies, tous les ports, j'ai même contacté des gens de Zebdra et d'Irae... J'ai réussi à m'infiltrer dans les archives militaires... Rien du tout. C'est comme si j'étais tombée d'un bateau fantôme."

"Ou d'un bateau d'habitation, voire même d'un bateau pirate, tu l'oublies trop souvent..."

"Nan... Vraiment je crois qu'il va falloir que je finisse par aller voir ailleurs. De toutes les manières y a personne sur Ayndra, c'est mort, vide, et les éclairs me tapent sur les nerfs. Comment tu veux que je retrouve quiconque ou que je trouve ne serait-ce qu'une piste ici..?"

"D'accord... Mais tu sais, quitter le continent ça a un prix, et tu n'as pas de revenus. Il va peut-être falloir que tu te mettes à travailler... D'autant que même si je voudrais avoir les moyens de t'héberger gratuitement, ce n'est pas quelque chose que je vais pouvoir faire indéfiniment, je commence à être un peu dans le rouge là..."

"... Je peux me démerder. Que je sache c'est pas toi qui m'achète mes fringues."

"Je préfèrerais que tu évites de raquetter les gosses à la sortie des écoles ok..? Puis c'est pas très fiable comme source de revenus. Tu vas t'attirer des ennuis. Physiquement avec l'orage constant tu es désavantagée, tu devrais vraiment éviter de tremper dans ce type d'affaires..."

"De un je touche pas aux gosses, j'ai plus de dignité que ça... De deux, je peux très bien entrer dans un des..."

"Alors non là je t'arrête tout de suite. Si tu fais ça c'est simple, tu es interdite de séjour chez moi. Et je pense que tu as plus de chance de trouver quoi que ce soit sur ta vie passée avec un logement stable et le moins de problèmes possibles, qu'à la rue, embringuée dans des affaires auxquelles vaut mieux pas toucher... C'est pas Enezis ici! Les bagnards sont plus que sans scrupules, ils sont complètement cinglés, on est pas beaucoup et ça va rapidement me retomber sur le coin du nez, en plus de t'exposer à des dangers auxquels tu ne pourras pas forcément faire face! Je sais que t'es solide mais y a des limites! Et si tu te lances là dedans tu peux dire adieu à ton pass de sortie... Tu risques de rester ancrée sur Ayndra jusqu'à la fin de tes jours, ça je peux te le dire... Je parle en connaissance de cause, n'oublie pas que j'ai mis le temps avant de réussir à retrouver un statut clean... Tu es incapable de t'imaginer faire un travail honnête ou quoi?"

Suite à cette tirade pleine de sagesse, il y eut un long silence. Bien sûr, Tiranss avait raison. Alexya ne trouverait aucun argument pour contrebalancer les siens, même si ça la frustrait... Avec tout son temps libre elle n'arrivait dors et déjà à rien... Elle avait peur qu'une fois engagée sur Ayndra elle ne parvienne plus à mener de recherches, ne parvienne plus à se détacher du continent... Elle VOULAIT se rappeler... Mais il fallait se rendre à l'évidence. Tiranss l'avait bien aidée. Maintenant il fallait qu'elle lui rende la pareille. De nouveau souriant, le blond s'était baissé près d'elle, comme pour lui intimer quelque chose:

"Ecoute... Tu sais ça fait un moment que j'y pense. Thelia part la semaine prochaine, elle a trouvé une opportunité sur Aryaz. Je vais avoir besoin d'une nouvelle serveuse. Je te paie la moitié du salaire habituel, tu continues de vivre chez moi, et le reste tu le mets de côté pour te payer ton voyage... sur Enezis, c'est bien l'île qui t'attirait le plus? C'est aussi le second billet le plus cher après Hokaïna. Mais avec ce que je propose, en un an et demi tu as de quoi faire l'aller et t'assurer un retour si c'est pas ce que tu espérais... Alors, t'en penses quoi?"

Alexya avait manqué de clamser, et se redressa d'un coup, yeux arrondis. ... Sérieux? C'était une proposition réelle? ... Elle n'y aurait jamais pensé. A vrai dire, elle avait quelques réserves à l'idée de faire de grands sourires aux clients avant d'aller se dessaper sur scène tout en sensualité mais... Ce n'était pas non plus comme si ça lui posait un problème démentiel. Les sourires, au pire, ils pourraient s'en passer hein ça faisait partie de son charme... Puis bon. Elle avait un corps de déesse, autant que ça serve à quelque chose, quitte à devoir mépriser les trois quarts des abrutis complètement ivres qui profiteraient d'une vison qu'ils ne méritaient pas... Ceci dit... Ca allait un peu vite...

"Attend... T'es sérieux? Ca fait combien de temps que tu penses à ça toi..? Tu me vois servir ta bande de dégénérés des neurones? J'ai aucune patience, je vais les allumer!"

Le visage de Teranss se teinta de ruse... Il avait une petite idée sur la question:

"Ca, t'inquiète oui tu vas les allumer... Sérieusement si tu passes cet uniforme tu vas rapidement passer favorite et tu vas m'attirer des clients, alors on peut bien se permettre quelques pertes et des dents en moins si tu vois ce que je veux dire... De toutes les manières, ça manque un peu de vie dans le coin comme tu l'as si bien fait remarquer..."

Perplexe, Alexya cligna des yeux quelques secondes, puis tourna une nouvelle fois le problème dans tous les sens, dans sa tête... C'était pas ce qu'elle se serait imaginée faire certes mais... en prenant sur elle... Il fallait bien avouer qu'elle trouverait difficilement plus intéressant. Nourrie, logée, blanchie, payée, et en contact avec toute une foule de d'étrangers dont l'un pourrait bien être un jour l'une de ses connaissances - il ne fallait pas croire que seuls les habitués entraient dans cette partie du bar non plus. A bien y réfléchir... Elle ne pouvait pas refuser. Lentement, ses lèvres s'étirèrent, jusqu'à former un rictus malicieux. ses yeux répondaient "d'accord" à la place de sa bouche. Elle allait le faire, ouais... Qui sait, si ça se trouve en fait, elle allait même prendre son pied...

Sept mois. Sept longs mois avaient passé. Et comme les jours peuvent sembler vides, parfois…Il lui semblait avoir erré, hagard, au travers du monde et du temps. Il errait toujours. Pour Nathanaël, tout avait changé, alors que les choses continuaient pourtant, immuables. Cela faisait sept mois qu’Aleksiz lui avait été enlevé. Tournure de phrase égoïste, n’est ce pas ? Il assumait de l’être, comme il assumait de l’avoir profondément aimé, malgré toutes les barrières, tous les mensonges…Ses propres mensonges. Ils le hanteraient toujours, maintenant. Aleksiz avait semblé avoir des sentiments pour Eve, la capricieuse chanteuse, qui n’était qu’un masque qu’il revêtait, à l’occasion. Il n’avait jamais su alors, qu’Eve et lui-même ne faisait qu’un. Et qu’il était le chef de cette organisation qui parfois, lui paraissait vide de sens. Comment lui en vouloir ? Malgré les plans montés, les actes commis, la situation n’évoluait pas. Il avait cru que retrouver les deux héritiers changerait tout. Et cela aurait pu, sûrement…Mais maintenant que l’aîné était mort, pouvait-il vraiment arracher la vie du petit frère pour en faire la cible principale d’un monde chaotique et assoiffé de sang, de violence ? Non, bien sûr que non, il ne pouvait pas. Il avait du mal à supporter de voir Rivëndal, tout simplement. Il y avait trop de son frère dans ses yeux clairs, ses airs grincheux, ses mots acerbes. Et ça le mettait au supplice. Mais désormais, il n’y avait que peu de choses, qui savaient l’apaiser…Sans Adriel, tout aurait sûrement été déjà fini, terminé, et lui-même, enterré. C’était Adriel qui l’avait secoué, et arraché à sa douloureuse torpeur, comme il l’avait fait, si souvent auparavant. Il l’avait remis debout, et Nathanaël continuait d’avancer…Sans grand succès cependant…

Une fois la tempête passée, cette nuit fatidique, il avait fait exécuter la totalité des ravisseurs, après avoir été assuré qu’aucun d’eux ne savait où trouver l’héritier. Le bateau avait explosé, puis, coulé. Et plus aucune trace des gens qui avaient été à bord, plus aucune trace d’Aleksiz. De longues journées à se maudire et à pleurer, puis il était ressorti. Eve était réapparue. Mais tous les deux, lui-même et cette personnalité confectionnée, n’avaient plus le même entrain qu’avant pour faire les choses. Pourtant, Nathanaël avait eu de quoi s’occuper…La grossesse d’Adriel l’empêchait de se montrer chez la Cinquième Colonne, comme en concerts…Tout seul, il avait eu beaucoup à faire, il s’était empêché de penser à tout cela…Mais il n’avait pas oublié, il n’y arrivait pas. Il avait perdu le peu de pitié dont il disposait du temps où il était le chef charismatique et imposant de la seule organisation terroriste qui tenait ses positions. Mais maintenant, le jeune homme ne s’en sentait plus l’envergure. Son propre malheur l’accablait trop pour que celui des autres reste en tête de ses priorités. Parfois même, il devenait imprudent. Même si ses identités n’étaient pas éventées, il subit plusieurs fois de durs revers dont il mit des jours à se remettre, physiquement. Et Adriel se faisait alors un plaisir de le morigéner. Sûrement le méritait-il. Peut-être même le cherchait-il…

La première fois avait eu lieu il y a trois mois environ. Le premier sursaut d’espoir fou. C’était un jour ordinaire, où il courait d’un endroit à un autre pour régler toutes les affaires en cours. Un de ces hommes, qui appartenait au service d’infiltration qu’ils avaient crée, avait déboulé dans son bureau, et lui avait affirmé qu’on avait vu Aleksiz Në’Minre sur l’île d’Hokaïna. Au début, il n’y avait pas cru, normal. Aux dernières nouvelles, on ne ressuscitait pas encore les morts. Puis il avait pris le temps d’y réfléchir, et le doute s’était insinué…Le doute, ou bien, autre chose ? Il avait pris ses dispositions, puis avait réservé une place dans un bateau, pour s’y rendre. Arrivé sur Hokaïna, il avait pu constater qu’il y avait effectivement erreur. Le garçon qu’on lui désigna, et qu’il prit le temps d’observer, trois jours durant, n’était pas l’héritier, bien qu’il en ait eu l’âge, et le physique. Sa déception fut incroyable grande, sa surprise, également. Il s’aperçut pour la première fois, qu’il était en attente d’un éventuel retour, du jeune homme. Que ce n’était pas un deuil qu’il vivait, non…Qu’il attendait. C’était stupide de sa part, lui soufflait la partie rationnelle de son être. L’autre pourtant, était prise d’une certaine intuition, et caressait cette idée séduisante. Après tout, pourquoi pas ? Aleksiz avait déjà vaincu la mort une fois…Pourquoi pas une seconde ? S’être rendu jusqu’à Hokaïna avait ravivé ses souvenirs, un peu d’émotions positifs, dans son cœur froid. Il se rendit à l’endroit indiqué, à la deuxième alerte de ce genre, et même si ses recherches furent infructueuses…il se sentit vivant, ce laps de temps, plein d’espoirs qui renaissaient, sans cesse. Même si tous ces efforts étaient vains, même si tout cela ne servait à rien…Il en retirait un certain plaisir, peut-être malsain, peut-être masochiste, mais qu’importaient toutes ces considérations, sans intérêt…

Et c’est ainsi, qu’arriva aujourd’hui. La rumeur était arrivée par Sara, et elle était, sans nul doute, infondée, mais tout de même, il était là, sur Ayndra. Une sulfureuse rousse, dans un bar aux fréquentations parfois douteuses. Il était ici pour elle. Un instant, il s’arrêta devant l’établissement, et en observa la façade. C’était sûrement une fausse piste, mais ce n’était pas bien grave. Il devait voir de ses yeux, constater. Il portait un large pantalon noir, ainsi qu’une chemise fine de même couleur. Trois ceintures à sa taille, et accrochés sur l’une d’elles, sans soucis de discrétion, deux holsters. A cause du temps changeant, et pour contenter un certain souci d’anonymat, il avait revêtu une lourde cape brune, close sur le devant grâce à une petite broche en argent, en forme de serpent, et dont le col remonté, cachait la moitié de sa figure. Ses cheveux noirs tombaient en bataille sur ses épaules, éparses. Il ne les coupait plus depuis un moment, afin de les laisser pousser, s’évitant ainsi les déboires d’une perruque pour la chanteuse. Ses yeux verts et tristes, aujourd’hui, hésitaient, en s’arrêtant sur la porte, que pourtant, il finit par aller franchir. L’endroit ressemblait à beaucoup d’autres, comme il en avait vu. Et il savait donc d’expérience, que ce n’était que la partie « extérieure » du commerce, sûrement pas l’endroit où se déroulait le vif du sujet, vu ce qu’on lui avait raconté. Il parcourut du regard les lieux, sans apercevoir de tignasse rousse caractéristique. Il ne se décourageait pas encore, il devait voir, par lui-même. Sans plus s’attarder, il se dirigea vers le fond de la pièce, et descendit les escaliers, pour arriver cette fois dans… « la salle principale ». Peu désireux de se faire trop remarquer en restant planté là et en scrutant les visages, tout étranger qu’il était ici, il décida d’aller s’asseoir dans un coin où il pourrait avoir en vue à la fois la porte, et l’estrade, sans lui-même être trop visible, attirer l’attention. Baissant le menton, il enfonça un peu plus son visage dans le col de sa cape, et commença à tapoter du bout des doigts le bois de la table…

"Hey Alexya! Lâche un peu ton verre, tu vas finir bourrée, on a encore besoin de toi pour le show d'aujourd'hui je te signale, et c'est pour bientôt! Tu sais bien que tu tiens pas l'alcool..."

Et voilà. Tous les soirs, c'était la même rengaine. Sérieux, c'était quatre fois plus saoulant que le peu d'alcool qu'elle s'enfilait à coup de bières! C'était vrai qu'elle ne tenait pas des masses l'alcool certes mais avec ce qu'elle s'enfilait gratuitement depuis qu'elle bossait ici, presque adoptée par le patron, ça allait mieux quand même hein...! C'est pas avec deux petits 25cl qu'elle allait rouler sous la table. Pour rouler... Elle se contenta de le faire des yeux, et soupira un gros coup, éjectant une mèche folle du devant de son visage, au passage.

"Teranss... Je suis majeure, je suis une grande fille, et je suis absolument pas saoule! Au pire ça me rendra juste un peu plus souple pour ma prestation, c'est pas plus mal, nan?"

"Je te paie pas pour t'enfiler mon stock, mais pour le vendre! Ta pause a assez duré allez, retourne au boulot! Si je te fais un traitement de faveur les autres filles vont pas aimer tu sais..?"

Bon, certes, elle abusait un peu. Mais elle n'était même pas restée au comptoir dix minutes quoi... C'était pas comme si ça faisait deux heures qu'elle y poireautait gaiement! Blasée, elle se releva. Faudrait repasser pour un sourire de sa part. De toutes les manières, comme prévu, son air ronchon faisait dorénavant partie de son personnage, et les gens la prenait comme elle était, avec son caractère de merde. Ca les faisait triper visiblement... Tant mieux hein. Elle n'aurait pas supporté de devoir se la jouer hypocrite 24h/24 histoire d'attirer les bonnes grâces des clients. Pour la grande rousse pulpeuse option neuneu on repasserait... Et c'était pas elle qui jouerait le rôle.

Elle attrapa donc le petit calepin qu'elle avait laissé en vrac sur le comptoir, son stylo, puis elle se dégagea de ce dernier. Elle s'était mise en retrait, le temps de sa pause... C'était agréable, de temps en temps, de n'être plus l'objet de tous les regards, même si elle appréciait d'être appréciée des clients, certes... Mais quelque part, allons savoir pourquoi, elle se sentait soulagée lorsqu'arrivait le moment pour elle de quitter le feu des projecteurs. Peut-être, un fois encore, une reminiscence de son passé oublié... Allons savoir. Elle s'avança. Les trois quarts des poivrots immuablement scotchés à leur table - les mêêêêmes tables châââque swâââââr avec les mêmes bwâââââssons bien évidemment - étaient déjà servis. Et franchement, ça la saoulait d'aller les réveiller pour leur demander si ils voulaient ENCORE ajouter quelques grammes à leur taux d'alcoolémie déjà catastrophiquement élevé. Puis ses yeux tombèrent sur une nouveauté de type beau gosse, et... Allez savoir pourquoi, pourtant ça arrivait de temps à autre, c'était pas nouveau, quoi qu'appréciable... Son coeur fit un bond majestueux. Du genre de ceux qui coupent la respiration.

Etait-ce ces yeux verts, profonds, plein d'un "je ne sais trop quoi" qui avivait sa curiosité? Les cheveux, élégamment coupés - ou bien plutôt non-coupés? Le visage qui lui disait quelque chose...? Euuh... Ouais. Non. Ca, c'était quasi impossible, elle s'en rendait bien compte. Mais hein, on pouvait toujours rêver... Quoi qu'il en soit, elle décida en l'espace d'un quart de secondes que ce serait LUI qu'elle servirait. Qu'importe la fille qui semblait être sur le point de l'aborder, à quelques mètres. D'un pas lascif, nonchalant, mais rapide, elle fit la démarche la première, soupira, et coinça d'un geste leste une mèche rouge s'étant échappée de sa coiffure savante. Les deux gemmes turquoises qui lui servaient d'yeux se perdirent dans ceux du client, dont le physique l'intriguait définitivement - c'était un béguin naturel ou bien quoi?? Dans tous les cas, ce léger trouble ne transparaissait absolument pas dans son attitude à la fois désinvolte et blasée. Elle laissait échapper sa mauvaise humeur naturelle quoi... Et rien d'autre.

"Qu'est-ce que je vous sers?"

Simple, efficace, concis. La phrase habituelle, quoi. Elle commença à jouer avec son crayon, penché au dessous de sa feuillette en attente d'une réponse, histoire de se passer les nerfs sur quelque chose. Ses cheveux, d'un rouge toujours aussi intense et envoûtant, étaient ramenés sur sa tête, formant à l'arrière de cette dernière un chignon aux mèches éparses, qui dégageait sa nuque. Ses yeux étaient soulignés d'un fin trait de kohl noir qui les rendait ensorcelants, eux aussi. Aucun maquillage supplémentaire ne masquait son visage, à l'exception peut-être d'un soupçon de gloss incolore. Elle n'aimait pas se tartiner la tronche, et vu qu'elle était belle naturellement, elle n'en avait pas tellement besoin... Son cou et ses épaules gracieuses étaient dénudés. Sa poitrine était mise en valeur par un corset élégant, parfaitement ajusté, au dessus duquel un morceau de tissu froissé jouait visiblement le rôle de foulard miniature, sorte de bandeau qui entourait ses bras, passait dans son dos, et venait s'accrocher au niveau de son décolleté à l'aide d'une broche couleur cuivre, le tout en ne cachant pas grand chose de son corps. De grands morceaux de tissus noir transparent jouaient le rôle de manches évasées. elles étaient probablement fixées sur ses bras par des anneaux de métal, mais, caché sous la bande de tissu décorative précédemment citée, on ne pouvait pas le voir. Une jupe longue, noire, aux pans volontairement coupés laissait apparaître ses longues jambes et mettait en valeur sa chute de reins. Sous la jupe, une autre jupe, cette fois complète, cachait ce qu'il y avait à cacher. Ceci dit, la jupe en question étant faite du même tissu transparent que ses manches, doublé, on en voyait quand même bien assez, et en particulier ce qui semblait être l'ombre d'un porte-jarretelle, doublé de bas sombres. Elle portait, enfin, des talons simples, mais qui achevaient sa ravissante tenue. Alexya n'avait jamais été si "bien" sapée sous sa forme féminine, mais le pire, c'est qu'elle n'en savait absolument rien... Contrairement à certains. Ses ongles longs et bien entretenus ripèrent contre le papier. Ce qui l'était, certain, c'est qu'elle attendait une réaction.

Ses pensées s’égaraient, très loin de ce temps, très loin de ce lieu. Pouvait-on l’en blâmer ? Il semblait à Nathanaël que seul le passé comptait des instants de bonheur et de paix. Le présent n’avait guère à lui offrir. Il n’avait pas encore vu ici la personne qu’on lui avait indiquée, mais il ne se faisait pas d’illusion. C’était une fausse piste, un effort vain, encore une fois. L’espoir s’étiolait, ne restait que l’amertume, comme toujours. Son regard se ternit, pensif. La simplicité de sa vie d’enfant lui manquait parfois, bien que les détails désormais, se fassent brumeux à son esprit, cette époque, si paisible…Tant de choses s’étaient passées, qu’il aurait voulu graver au fer rouge dans sa mémoire…Les semaines, les mois, filaient si vite…Ses doigts continuaient de suivre le tracé du bois, sans conviction. Quand avait-il rencontré Aleksiz, déjà ? Un mince sourire triste naquit sur ses lèvres, masqué par son col remonté. Ah oui…C’était ce jour, où il faisait de l’orage, trempé qu’il était, il avait débarqué devant leur QG…Le rouquin était furax, comme souvent, et avait été victime d’une mauvaise blague de la part de ses hommes. L’arrivée de Nathan n’avait fait qu’accroitre son humeur de cochon, et il s’en était beaucoup amusé…Et quand avait-il commencé à avoir des sentiments pour lui ? Ah ça…Il ne savait plus, n’était pas sûr. C’était arrivé avec Eve, quand il avait commencé à percer la dure carapace…Il n’avait vraiment pas eu l’intention de s’attacher à lui, car toutes ces choses, c’était mauvais pour le commerce. Et quand on vit dans le mensonge, ca n’était pas spécialement pratique. Une bonne grosse boulette, tout ça. Il avait manipulé Aleksiz Në’Minre puis, bêtement, s’était mis à l’aimer. Il en payait le prix fort maintenant. Un juste retour des choses, peut-être…

Voilà qu’il broyait du noir, ce n’était ni le lieu ni le moment pourtant. Serait-il terrassé par le désespoir tout au long de sa vie maintenant, périodiquement ? Il mettrait du temps à tourner la page, en tous cas. Sept mois, c’était trop peu. Et ce genre d’excursion n’arrangeait rien. Il allait continuer, pourtant. Il posa sa main à plat sur la table, chassant ses mauvaises pensées, et releva la tête. D’abord, le jeune homme n’en crut pas ses yeux. Puis constatant que ceux-ci ne lui faisaient pas défaut pourtant, il sentit l’air se bloquer dans sa poitrine, sa respiration, coupée sous le choc que lui procurait cette vision. C’était tout droit sorti d’un rêve, impossible et pourtant, terriblement réel, terriblement concret. Aleksiz était là, en face de lui, ici. Mais comment diable aurait-il pu être là, par tous les dieux ? Pourtant, ses yeux turquoises étaient plongés dans les siens, son visage affichait cette habituelle expression peu avenante…Son regard vert fuit le sien, soudain tourné vers la table, déstabilisé, hagard, alors qu’il baissait le visage, plongeant sa figure dans son col, ne laissant voir que ses yeux, pour cacher ce trouble immense, cette soudaine fébrilité, et incompréhension. Enfin, il pensa à respirer, et à fermer la bouche. C’était…c’était impossible et impensable, ca n’était pas Aleksiz. Ce dernier l’aurait reconnu, sans aucun doute. Et puis, que ferait-il ici ? Sous cette forme féminine, dans ces vêtements ? Car, hésitants, égarés, ses yeux se relevaient vers sa silhouette pour la détailler, presque à la dérobée, comme un jeune garçon l’aurait fait, honteux et timide de regarder ce qu’il ne devrait pas voir…Il ne pouvait s’en empêcher, pourtant. Comme il ne pouvait empêcher son cœur de battre follement dans sa poitrine, son souffle d’être trop court, de se ratatiner contre le mur…Il était beau, le chef de la Cinquième Colonne, émoustillé comme un puceau devant la première donzelle qui provoque son émoi…

Son cerveau se remit à fonctionner, difficilement, pour tenter de répondre à la question qui lui avait été posé. Pas de conclusion hâtive. Malgré la ressemblance plus que frappante…Ca n’était pas possible, toutes les circonstances étaient mauvaises. Pour sûr, cette jeune femme lui ressemblait…Mais ca n’était pas Aleksiz, non…C’était trop douloureux que de voir un espoir se concrétiser un peu plus, car Nathanaël avait peur, plus que tout, peur de chuter encore, de replonger dans cet enfer de tristesse et de déboires, de pleurer, encore…Son poing se ferma, et se serra, alors qu’il reprenait une inspiration, un peu plus controlée, sans toutefois relever ni le menton, ni le regard, fuyant…Il passa sa commande d’une voix faible et blanche.

« Whisky… »

Un moment durant elle crut vraiment... Mais alors, VRAIMENT, qu'elle n'allait pas obtenir de réponse. Notons qu'elle aurait eu l'air fine, et son interlocuteur, pas mieux. Elle laissa couler sa hanche, de sorte à mettre tout le poids de son corps sur sa jambe droite. Puis elle souleva un sourcil, interloquée, se demandant si elle n'aurait pas mieux fait d'appeler une ambulance... Le gars venait de rentrer son nez dans son col, et la regardait de travers... Pas une seconde, l'idée ne lui vint qu'il pourrait la connaître: elle aussi commençait à épuiser son stock d'espoirs vains. Celle qui lui vint, d'idée, par contre, c'est que le jeune homme avait l'air d'être vachement réactif face à son physique... Si c'était ça, fallait sortir tout de suite hein, sinon tout à l'heure quand elle serait sur scène, il allait mourir en trois minutes chrono d'une hémorragie critique... M'enfin. Elle n'allait pas rester plantée ici trois quarts d'heure! Au moment où elle allait réitérer sa demande, elle obtint ceci dit réponse à sa question. Une réponse si faible qu'elle manqua bien de lui demander de répéter... Cela dit on allait pas pousser le vice trop loin, hein... A défaut, elle constata, l'air devenu perplexe entre temps:

"Ah..."

Supeeeer, c'était constructif! Encore une syllabe et tu formais un mot, Alexya! On remet un jeton, et on réinitialise la partie: Allez. Essaie encore. Elle leva son calepin, l'observa un quart de seconde, manqua d'y noter la commande, puis eut pitié des pauvres arbres qu'on abattait pour faire du papier... Pour UNE boisson, elle pourrait faire l'effort de faire ça de tête quoi. C'était pas comme si il lui restait grand monde à servir. Tentative de détente d'ambiance numéro 2... Euh, enfin, 1, plutôt:

"Okay... Un whisky c'est noté. Sérieusement. Qu'est-ce que vous avez tous à avaler trois litres par jour de cette pisse de chat?"

Elle roula des yeux, appuya sa paume contre la table, non sans donner une vue plongeante sur son décolleté au passage, même si ça n'avait absolument pas été calculé... Une bribe de sourire complice, illuminé d'un petit coup de regard félin, puis elle s'éloigna sans crier gare en direction du comptoir, auquel Teranss continuait de bosser.

"Un whisky!"

"Comment..?"

"Pas pour moi imbécile... Pour le mec là-bas, le beau gosse pas d'ici."

"Je vois que tu cibles toujours autant ta clientèle..."

Elle ricana, puis s'installa trois secondes durant, le temps de laisser Teranss finir puisqu'il avait lui-même commencé de préparer la boisson pour le client. Coudes nonchalamment appuyés contre le bois du comptoir, elle releva la tête, puis se mit à contempler le plafond, désabusée... Cette vie était sympa... Mais c'était pas son trip. Trop... toujours pareil. La routine ne lui convenait pas. La chaleur des locaux était agréable mais trop fade... Elle avait comme envie de voir et de vivre l'extérieur... Comme si elle avait vagabondé dehors toute sa vie en fin de compte. Pouvait-elle vraiment y voir un indice? Elle ne savait pas. Ce qui était certain, c'est qu'elle avait hâte de terminer ses trois derniers mois. Après ça... elle aurait réuni l'argent nécessaire, et elle partirait, à la recherche de son identité.

Du côté du jeune homme brun, les choses ne semblaient pas être si calmes qu'on aurait pu le penser... Une abyn trentenaire blonde au visage masculin, qui devait sans doute nettement mieux rendre sous son autre forme, venait de passer un bras sur son épaule, depuis la banquette qui faisait dos à la sienne. Sourire vicieux, elle avait sans doute remarqué le comportement de Nathanaël, et l'avait interprété d'une manière toute particulière... Ce pourquoi elle lui apporta quelques conseils douteux:

"A ta place j'aurais pas trop d'espoirs... T'as le bon look pour mettre la petite Alexya dans ton lit une nuit ou deux, parce que c'est une mangeuse d'hommes... Mais cherche pas plus loin, elle est pas d'ici et elle le montre bien: Elle s'attache à personne... Et elle compte partir pour Enezis dès qu'elle le pourra..."

... Mouais. La blonde aux idées mal faites s'était retournée sans attendre suite à un clin d'oeil doublement douteux, qui laissait presque entendre "moi par contre je suis dispo si tu veux", et... Alexya était de retour, avec son plateau et le verre de whisky qui allait avec. Elle le posa sur la table, et... A défaut de soupirer, tenta de se mettre un coup de fouet mental. Elle s'était promis d'essayer d'engager la discussion avec tous les étrangers qu'elle pouvait rencontrer, au cas où ça l'aide à se remémorer quoi que ce soit... Jusqu'à présent elle n'avait obtenu aucun résultat. Mais elle se forçait à ne pas perdre espoir... si elle le faisait, autant dire qu'elle baissait les bras, abandonnait l'idée de se souvenir... Et ça c'était hors de question.

"Et voilà... Vous venez d'où au fait?"

Son regard bleu vert était à nouveau plongé dans celui du voyageur, pleins de leur flegme habituel. Pourtant, elle n'était pas tout à fait tranquille, tandis qu'elle observait ces prunelles vertes qui la fascinaient. Elle avait du mal à s'en détacher... Pendant qu'elle attendait, au comptoir, elle avait même eu tendance à jeter des coups d'oeil nerveux en nombre du côté de l'étranger, comme si quelque chose le concernant l'aimantait... Comme si... Quoi? Qu'est-ce qu'il pouvait bien y avoir de si bizarre à son sujet...? Une chose était sûre... Il lui plaisait méchamment. C'était peut-être ça le truc, en fait...  Ils avaient peut-être des atomes crochus? Pourtant elle croyait pas à ce genre de légendes débiles, mais, là... Y avait de quoi se demander. Qu'il daigne prendre un peu confiance en lui avant qu'elle ne monte sur scène, et elle ne résisterait pas à l'idée de le manger en guise de final...

De quoi avait-il l’air, franchement ? C’était indigne de lui, clairement honteux, surtout gênant. Et ca ne lui ressemblait pas…De la contenance, il en avait de la forte dose, de la maitrise aussi. Il faisait des choses ignobles, et il en subissait également. La moitié de sa vie n’était qu’une immense comédie, mais là…pourquoi était-il incapable de rester indifférent, ne serait-ce qu’en apparence ? On touchait du doigt quelque chose d’important, et de tout à fait singulier, ici…Quelque chose de différent, même si Nathanaël essayait de se persuader du contraire. De faux espoirs, d’une telle ampleur, le mèneraient à sa perte, irrémédiablement alors, il se contenait. Ou essayait, au moins…Mais son cœur cognait toujours dans sa poitrine, en produisant, lui semblait-il, un boucan impossible, et forcément audible…Ca n’était pas tant le fait que cette serveuse soit divine, terriblement belle et séduisante, mais qu’elle soit le portrait craché d’Aleksiz. Troublant. Trop troublant. Et qu’elle ait un caractère similaire…Les coïncidences étaient peut-être soudain trop nombreuses pour en être vraiment. Sa soudaine repartie déstabilisa encore un peu plus le jeune homme, et interdit, mortifié, il l’observa se détourner, le rouge lui montant subtilement aux joues. Pouvait-on autant ressembler à quelqu’un sans être vraiment cette personne, sérieux ? Mais que ferait Aleksiz ici ? Pourquoi agirait-il ainsi ? Ca n’avait aucun sens, qu’il feigne ne pas le connaître…Il ne comprenait pas. La voir s’éloigner remettait son cerveau en meilleur état de marche, et il reprenait le contrôle de ses émotions, il était temps. Largement temps. Mais le mystère ne se résolvait pas pour autant. Il la regarda un instant, au bar, attendant sa boisson. Alors quoi ? Quel était l’élément manquant ? Comment relier la jeune femme à Aleksiz ?

En parlant de femmes…Voilà qu’il était de nouveau la cible, d’une autre. Le bras coulant sur ses épaules le fit se raidir, et sa main, inconsciemment, alla sous sa cape, caresser la crosse de son arme. Paranoïa, quand tu nous tiens…Nathanaël n’était pas homme à mourir stupidement. Sauf que celle-ci n’avait pas d’intention hostile, au sens strict du terme. Elle semblait juste croire qu’il avait eu le coup de foudre du puceau pour la rouquine. La bonne blague, c’était peut-être vraiment le cas. Sans se détendre, il prêta toutefois une oreille attentive à ses paroles, pour ne pas être déçu. Juste, encore plus perplexe. Une croqueuse d’hommes ? Aleksiz ? Impossible. Impensable. Ca ne convenait pas du tout au profil, et les doutes auraient directement repris le dessus si…s’il n’y avait pas eu cette histoire d’Enezis. Aleksiz. Alexya, tiens donc… C’était peut-être possible ainsi donc. Mais son comportement n’avait toujours aucun sens à ses yeux. Certaines pièces du puzzle qu’il s’efforçait de construire manquait encore. Il fallait creuser toutefois. L’entreprise était encore petite, mais prometteuse. Il se contentera d’adresser un regard désintéressé à la blonde, muet comme une tombe, avant de voir la serveuse revenir vers lui. Son cœur s’emballer de nouveau, et son visage, inconsciemment, replonger dans son col. C’était puéril, et gamin. Mais il ne savait pas comment faire autrement. Comment surmonter cette vague d’émotions qu’il ne maitrisait pas plus qu’il y a cinq minutes… Elle n’avait pas de raison de s’intéresser à lui donc, c’était inutile de s’inquiéter pour sa propre intégrité mentale…En ce sens, il bredouilla un vague remerciement au verre déposé, attendant de pouvoir ensuite reprendre son examen plus éloigné.

Ah, c’était sans compter qu’elle ne s’en allait pas. Leurs yeux verts se croisèrent. Pas vraiment la même nuance. Pas vraiment la même expression non plus. Quoique…curiosité, intérêt, fascination. Mais pourquoi ? Pourquoi ça, et cette question, sur ses origines ? Ca ne prenait toujours pas forme. Son propre comportement, son ignorance, commençait à l’agacer, plus précisément, à agacer son orgueil. Sans rien demander, il ne saurait rien, alors à quoi bon trop tourner autour du pot ? Si c’était Aleksiz, il en aurait vite le cœur net. D’un geste plus contrôlé, il alla happer son verre pour le faire glisser jusqu’à lui, au creux de sa main. Relevant le menton, il dégagea une mèche de cheveux noire de devant son visage d’un léger mouvement de la tête. Inspiration. Il réussit à parler, d’une voix égale. Grosse amélioration.

« Je suis de Serea à l’origine, mais j’habite Enezis. Je cherche quelqu’un, dans les parages. »

Parler lui faisait du bien, il redevenait lui-même. Il la gratifia d’un regard perçant et inquisiteur, interrogatif, sous certains égards, bien que son cœur, égal à lui-même, continuait de lui faire faux bond en s’ébattant joyeusement sur les nouveaux espoirs qu’il entretenait. Espoirs d’un fou, d’un homme brisé. Il saisit son verre, et sans la quitter des yeux, s’en enfila une large gorgée, histoire de se donner du courage.

Nan mais c'était pas possible...! Alexya, elle toujours sûre d'elle en règle générale, la langue déliée, la parole et le geste franc, n'arrêtait plus de se payer des hésitations, des doutes... Des petits instants de trouble... Elle avait laissé son plateau, vide, retomber à la verticale, tandis qu'elle détendait son poignet. Qui était-ce mec exactement, pour provoquer en elle un tel émoi? La gêne visible de l'étranger était-elle contagieuse... Ou bien quoi? Ce n'était pas de se poser la question qui allait la renseigner. N'empêche qu'elle avait bugué deux, trois secondes durant, à sa réponse, et après avoir fait cette fois abstraction de sa... timidité exacerbée. Il venait d'Enezis, et il cherchait quelqu'un. Deux informations qui l'une dans l'autre eurent tendance à attiser en elle une émotion proche de l'excitation qui... N'avait absolument pas lieu d'être. Une lueur vivace avait traversé son regard, un très court instant. Non... Ca n'allait bien évidemment pas être elle que ce gars cherchait, sur Ayndra... C'était certes une terre peu peuplée, mais les coïncidences, comme ça, c'était juste... Pas possible. Il fallait qu'elle arrête de rêver. Elle avait été trop déçue les premières fois, quand d'autres lui avaient répondu des trucs de ce genre, pour que finalement ça n'ait rien à voir avec elle.

Bref. N'empêche que ce gars venait d'Enezis... L'île qui attirait son attention, pour une raison ou pour une autre. C'était assez rare pour être remarqué... Les eneziens en voyage sur Ayndra étaient aussi durs à trouver qu'une aiguille dans une botte de foin. Même si y avait pas assez d'habitants sur le continent pour constituer ne serait-ce que l'ombre d'une meule... Il fallait qu'elle se reprenne. Qu'elle évite de se poser trop de questions, même si elle aurait voulu en savoir plus... C'était tellement plus important, lui semblait-il, que de continuer à se la jouer danseuse-serveuse dans ce bar à la con! N'en déplaise à Teranss, même si elle appréciait tout ce qu'il faisait pour elle... Simplement, elle en avait marre. Marre de rester dans l'ignorance. Marre de ne rien savoir à son propre sujet..

Remplaçant son expression hésitante, indescriptible, un nouveau sourire taquin vint bien rapidement pimenter la conversation. Sans gêne, dans un mouvement souple et sensuel, elle choisit de s'asseoir sur la table, puis de retourner mettre ses deux gemmes oculaires dans celles qu'elle n'arrivait simplement plus à quitter, bien inexplicablement:

"Hmm... ce quelqu'un a de la chance... Vous avez du bol de pas être du coin dans tous les cas. Ayndra du point de vue de l'honnête citoyen, c'est désespérément mort..."

Elle leva une main aux ongles noirs, qu'elle glissa autour de son oreille pour remettre une petite mèche de cheveux qui venait de fuir. Oreilles qui d'ailleurs étaient désormais pourvues de trois anneaux sur chaque lobe, et d'un sur le cartilage gauche. Fallait bien s'occuper quand on avait rien à faire... Elle les avait fait percer il y a quelques mois de ça. Puis elle reprit, ne souhaitant pas voir la conversation s'arrêter là:

"A quoi ressemble la personne que vous cherchez? Si elle est de Raish, y a ptetre une chance que je la connaisse... c'est pas comme si le coin était méga peuplé."

Elle appuya son menton sur son épaule, ignorant complètement les regards réprobateurs de Teranss un peu plus loin. Quand elle voulait savoir, personne ne pouvait l'arrêter....

Bon, bon, bon…L’alcool lui brûlait la gorge, et lui offrait ainsi les bénéfices d’un délicieux coup de fouet, qui suffisait, temporairement, à lui remettre les idées en place. Mais s’il usait trop de cette technique, viendrait l’ivresse, et ça vraiment, il ne pouvait pas se le permettre. Il ne se le permettait jamais d’ailleurs : il avait trop de choses compromettantes à dire, qui se baladaient et se mêlaient dans son cerveau torturé…Une vraie manœuvre suicidaire. Là ça suffisait juste à lui rappeler qu’il se comportait comme un imbécile et un attardé. Or, il n’était ni l’un, ni l’autre. Tant de gêne puérile, comme un adolescent amoureux, trop timide pour regarder droit devant lui. Non, Nathanaël n’était pas comme ça, du tout. C’est vrai, il était trop sensible. Il était trop impulsif. Mais lâche et faible, non, jamais de la vie. On n’obtenait rien en fuyant. Il était venu jusqu’ici. Et si cette jeune femme était Aleksiz, pour une raison obscure, il devait le savoir. Et apprendre ce qui avait eu lieu. Toutefois la mission s’avérait un petit peu délicate sur les bords. Difficile de poser la question de bute en blanc. Les Në’Minre étaient recherchés, tout comme les gens de la Cinquième Colonne. Des oreilles baladeuses étaient toujours de mauvais augures, et les rumeurs filaient bon train. Il fallait qu’il en ait le cœur net, mais discrètement. Car si le fait s’avérait réel, il serait compliqué de ramener Aleksiz sur Enezis sans les faire remarquer. Mais il avait encore quelques atouts dans sa manche…Et puis, il avait le temps. Aucune urgence. Il aurait sa certitude, qu’elle soit heureuse, ou non.

D’ailleurs…Il avait cru apercevoir, une légère lueur, au fond des yeux de la jeune femme. Il ne savait pas ce qui s’était produit, ne comprenait pas, mais les faits étaient là. Jouait-elle la comédie ? Si bien ? Aleksiz n’avait jamais été du genre à se laisser aller à la débauche pourtant. Alors, qu’est ce qui avait changé ? Pouvait-elle…ne rien se souvenir ? Etrange, mais plausible. Cela soulevait d’autres « pourquoi ». Des questions difficiles à poser. Nathanaël ne se sentait toujours pas d’y aller franc du collier, et poser les choses à plat. Peut-être les problèmes de sécurité que cela engendrait n’était que des excuses à son hésitation, qui sait…Enfin ca tombait bien, Alexya aussi avait l’air hésitante. Ou pas. Disons pas très longtemps. Avec une pointe d’anxiété, il la vit reprendre un drôle de sourire et…s’asseoir sur la table. Youpi. Il s’enfonça un peu plus dans son siège, et leva les yeux vers elle, réprimant une légère moue, masquée par son col. Pour la peine, il finit cul sec son verre. Aller, un petit peu de courage et de cran. Ca n’était pas simple pourtant, de se trouver face à elle qui ressemblait tant à Aleksiz…Si frustrant…Il aurait voulu la toucher pour s’assurer de sa réalité, sentir son odeur, et comparer avec celle qu’il avait si précieusement conservée, fruit de ses souvenirs…Son cœur s’accéléra encore une fois, au son de sa voix. C’était si…troublant de l’entendre, comme sortie de la tombe. Il continuait de se sentir mal à l’aise, la détaillant par de rapides coups d’œil. La couleur de ses cheveux, ses ongles noires, ces piercings, qu’il ne connaissait pas…Un léger frisson lui parcourut l’échine. Merde, un peu de contrôle. Il fit tourner son verre, désespérément vide, entre ses mains qu’il ne savait pas comment occuper. Que pouvait-il lui répondre en plus, franchement ? « La personne que je cherche ? Bah c’est toi, ou ton double démoniaque, voyons ! » Superbe. Il lui fallait une parade, pour évincer ça. Et puis, c’était à lui de poser les questions, pas l’inverse. Le monde à l’envers cette foutue histoire. A son tour, il rabattit une de ses propres mèches de cheveux derrière son oreille, et dégagea ainsi son visage. Il avait du mal à s’habituer à leur nouvelle longueur cette fois bien concrète et réelle. Pas question de couper pourtant, cela lui allait plutôt bien, selon divers avis. Vraiment le moment de penser à ça…Secouant légèrement la tête, il releva les yeux vers elle, feignant une curiosité honnête, bien qu’un peu indifférente sur les bords.

« Tu es d’ici ? J’ai cru entendre dire que tu voulais rejoindre Enezis, ce n’est pas vraiment le même milieu…de la famille là-bas ? »

Bourré de tact, comme le nez au milieu de la figure la question. Si c’était Aleksiz, il saisirait bien le truc, non ? Il fallait l’espérer. Sinon il n’y comprendrait vraiment plus rien. Mais…pas comme si il y comprenait déjà grand-chose pour l’heure…

Bam Alexya, dans ta tronche... Quelques instants de silence s'étaient instaurés, au cours desquels Alexya s'était contentée d'observer le jeune homme, interrogative, et quelque peu... Ben oui, perplexe quoi. C'était à ce point personnel... Pour qu'il ne veuille pas lui en parler? Ou bien il était super timide? Ou bien il aimait pas parler de ses affaires, surtout pas à des étrangers? Mouarf... elle allait aller loin avec lui tiens... quoique. Il avait éludé la question... Par une autre. Qui fit tiquer Alexya bien entendu vu que ça tapait tout pile dans ce qui, la concernant, était aussi nébuleux que... troublant. Ben ouais... Ca la troublait. Normal quoi. Quand soudain quelqu'un vous rappelle que vous savez même pas qui vous êtes, ça a tendance à foutre un blanc. Elle cligna des yeux, et par pur réflexe eut un... petit mouvement de recul. Son regard turquoise prit tout d'abord une teinte sombre et menaçante... Puis elle se reprit. Même si sa nature la poussait à envoyer se faire voir les gens qui voulaient trop en savoir à son sujet. C'était bien beau de ne pas aimer parler de soi... Mais elle ne pouvait pas se le permettre. Tout indice potentiel était à prendre. Et même si dans ce cas, rien ne semblait la lier à l'étranger, hein... Sait-on jamais. Elle devait essayer. Alors elle détourna les yeux, et, simplement directe, répondit sans réfléchir:

"A vrai dire j'en sais rien... ."

... un, deux trois. On se réveille. Ah oui, mince de mince. C'était absolument pas clair ce qu'elle venait de dire. Coup d'oeil nerveux sur son interlocuteur, et elle se botta le train pour se forcer à expliciter un peu, renforçant au passage son sourire qui avait eu tendance à s'effacer. Pas qu'elle tenait absolument à avoir une mine radieuse, mais c'était mieux que de sembler à côté de ses pompes. Elle détestait perdre sa contenance de la sorte... Ca lui donnait l'impression de se rendre vulnérable, de perdre en crédibilité.

"Je viens pas d'ici, je suis arrivée y a quelques mois, visiblement mon bateau a coulé, j'ai bien failli crever... Je me rappelle de rien qui date d'avant Ayndra. Mais j'en ai ras le bol de ce continent, je veux aller voir ailleurs, et j'ai l'impression qu'il faut que j'aille sur Enezis, alors autant avoir de l'espoir hein... Ca m'aidera peut-être à me souvenir de quelque chose."

Elle se tourna vers lui, puis abattit la main sur son verre vide, tandis qu'elle reprenait son inspiration, puis lui accordait un très léger clin d'oeil. Elle en racontait trop, à chaque fois... Comme si elle espérait qu'un de ses interlocuteurs ait entendu parler de cette histoire, au minimum... Et qu'il puisse la renseigner. Il ne fallait pas qu'elle se fasse trop d'illusions. Et pour ça, la première chose à faire était de pas oublier son boulot.

"... Quoi qu'il en soit ça va bientôt être mon tour. J'vous en resserre un avant ça?"

... Ca allait même être très bientôt son tour, à en croire les regards instants que lui jetaient Teranss, qui avaient changé de ton. Mais qu'importe. Une minute de plus, une minute de moins... On était pas à ça près. T'façon, elle le ferait ce show... Et les poivrots en présences étaient soient trop ancrés à leur chaise pour partir dans les trois secondes, soit trop intéressés par ce qui allait suivre pour ça. Alexya aurait parié que certains n'étaient venus ce soir que parce que c'était son jour... Pas qu'elle était vantarde hein, mais de manière concrète, elle était de manière évidente la favorite parmi les serveuses du bar.

Ah ah ah. Bon, sa technique pour ignorer une question et changer de sujet était encore clairement à revoir. D’habitude elle était efficace, mais à circonstances exceptionnelles…Sa crédibilité et son don pour la mise en scène, la manipulation, étaient revus à la baisse d’une manière assez…alarmante. Heureusement que cela n’arrivait pas tous les jours, il ne ferait sinon pas de vieux os. Pas qu’il tenait à sa vie par-dessus toute chose, mais mourir bêtement n’était pas une chose à insérer dans son emploi du temps de ministre. Enfin…malgré le fait que sa tentative ait été d’une flagrance navrante, elle semblait avoir portée ses fruits : la question ne fut pas réitérée, et pour cause : c’était maintenant Alexya que l’interrogatoire improvisé semblait déstabiliser. Et d’une manière…Il haussa les sourcils, surpris de la réaction spontanée de méfiance qui était apparu, quelques secondes durant. Qu’est ce qu’il se tramait ici, franchement ? Est-ce que c’était bon signe, une manière de… ? De quoi ? La jeune femme s’était vite reprise, et lui, replongeait vite dans une perplexité anxieuse, le cœur tambourinant. Puis, vint la réponse. La pièce manquante du puzzle dans cette histoire insensée. Nathanaël se félicita d’être assis, sinon, il en était certain, ses jambes auraient cédés sous lui, avec le choc des révélations qui s’annonçait.

Elle n’en savait rien. Amnésie. Naufrage. Attirance pour Enezis. Ses mains se mirent à trembler violemment, alors qu’il les ramenait vivement sur ses genoux, masquées par la table. Respiration saccadée, incontrôlée. Il lui semblait être déconnecté du monde, de la pièce quelques instants soudain. Les voix n’étaient plus qu’un brouhaha lointain et inintelligible. Ses oreilles bourdonnaient, son sang semblait affluer soudainement avec violence à son visage. La main d’Alexya s’abattant sur le verre lui arracha un sursaut, et il reprit pied avec la réalité, ainsi vite qu’il en était parti. Ca n’avait duré qu’une demi-seconde, mais cela lui semblait plus long, plus intense. Il restait sans voix, saisi par cette soudaine certitude, car maintenant, il ne pouvait plus douter, n’est ce pas ? Tout concordait bien. Trop bien. Le bateau d’Aleksiz avait sombré, mais ce dernier avait survécu, et avait dérivé jusqu’ici. Amnésique, il était resté dans les parages. A faire la serveuse…C’était si soudain, si incroyable…Il n’arrivait pas à croire à la chance qu’il avait eu, qu’ils avaient eu, pour que personne ne retrouve l’héritier des Në’Minre avant lui, et ne le tue…La bonne nouvelle, c’était qu’Aleksiz était sauf. La mauvaise, c’était qu’il n’était plus lui-même. C’était certes la même personne, mais…sans mémoire, les gens étaient différents. Ignorant de qui ils étaient, de ce qu’ils pouvaient faire…Nathanaël ne pouvait le laisser ici, mais déjà, des questions angoissantes l’assaillaient. Si c’était Aleksiz, et s’il le ramenait dans cet univers violent et sanglant, à Enezis, que se passerait-il ? Comment s’en sortiraient-ils ? Et plus encore…pourrait-il retrouver la mémoire ? Car s’il restait ainsi…Le jeune homme n’était pas sûr qu’il puisse survivre. Et plus jamais, les choses ne seraient comme avant. Quoique…n’était-ce pas mieux qu’il ait oublié toutes ces horreurs, qu’il avait vécu ? Tout le monde qu’on lui avait fait ? Il chassa vivement ces honteuses pensées de son esprit, égoïstes.

D’un signe de tête, il indiqua qu’il voulait bien être resservi. Tu m’étonnes. Il avait vraiment besoin de s’enfiler quelque chose là. Il en restait sans voix, la tête lui tournant, les idées brumeuses et embrouillées. Et la prestation d’Alexya, qui allait suivre, n’arrangerait sûrement rien…Il réfléchissait encore, et encore, à comment il allait faire. Comment lui dire qui elle était, ce qu’elle était. Ses mains, imperceptiblement, continuaient de trembler.

Ca semblait pas beaucoup le faire parler, le mignon, cette affaire... Elle avait sans doute raconté sa vie pour rien, une fois de plus. Rien d'étonnant... C'était la routine. Personne semblait la connaître sur cette putain de planète, à croire qu'elle était apparue dans la flotte, ainsi que semblait le dire les diverses archives qu'elle avait consulté histoire de retrouver de quel bateau elle avait bien pu tomber. Bon. Prix de consolation... Sa future victime était quand même pas mal, hein, et puis il acceptait un deuxième coup de whisky, ce qui pourrait peut-être aider à le dévergonder un peu. Prestement, elle descendit de la table, passa son plateau au dessus de son épaule avec nonchalance, embarqua le verre, et dans un soupir, constata fortement:

"C'est parti...!"

Dernier regard aguicheur, quoi que flegmatique, puis elle se retourna. Au comptoir, Teranss l'attendait de pied ferme. Bien entendu, l'heure approchait, voire était dépassée depuis quelques petites minutes... Après ce verre-ci, elle monterait sur la scène, ce qu'elle lui affirma, lasse, sans même attendre qu'il n'ait le temps de se plaindre.

"Ouais, j'arrive, j'arrive... Juste un whisky de plus pour mon client, et je monte."

Ricanement gaillard. Teranss déboucha la bouteille, sourire aux lèvres, puis versa une bonne dose de son contenu dans le verre vide. Il avait la main lourde. Et il n'était pas stressé, comme gars... Suffisait de voir: il avait déjà pardonné son retard et sa désinvolture à Alexya, préférant rebondir sur ce qu'elle lui avait sorti, un peu douteux du moment qu'on avait l'esprit pas forcément très bien placé.

"T'es au courant que ta façon de parler laisserait à penser des trucs pas nets au sujet de mon établissement?"

Elle lui répondit par un large sourire, taquin, mais carnassier. Attrapant le verre plein, elle posa le plateau sur le comptoir, et le lui laissa, ainsi que son carnet, et son stylo. Pas besoin de ça pour faire ce qu'elle avait à faire. D'autant que ça l'encombrerait stupidement sur scène hein...

"C'est pas comme si ton établissement l'était, net. T'as pas honte? Laisser fantasmer ces gorets sur une bande de jolies filles qui auraient préféré faire leur boulot de serveuse tranquilles..."

"Celles là ont qu'à aller voir ailleurs!"

Elle ricana. Elle n'avait pas parlé d'elle, et n'avait pas été très sérieuse non plus... Les filles qui se faisaient embaucher ici étaient payées le prix fort... Aucune simple serveuse ne pouvait rêver obtenir si bonne rémunération. Mais hein... C'était famillial... Chacun en foutait dans les dents de l'autre, on avait l'habitude, ça égayait la soirée. Elle repartit derechef, et fi donc navette jusqu'à retourner vers son plat du jour... Surnom charmant tiens. Heureusement que le mignon petit brun était pas au courant, tout de suite il risquerait d'être moins facilement perverti... Mais décidément, y avait un truc. Faudrait ptetre qu'elle se démerde pour lui prendre son numéro de téléphone... Un mélo type "j'vais partir sur Enezis et je connais personne là bas, est-ce que je pourrais vous contacter par un quelconque moyen au cas où..?" marcherait t-il? Beaucoup d'eneziens vivaient selon la loi de la jungle mais bon... Elle faisait un bon parti, elle attirait souvent les bonnes moeurs des gens de la sorte... Puis elle avait dors et déjà fait une touche avec mister "je cache mon nez dans mon col". Alors, sans être naif et penser que sa bonne bouille cachait un coeur d'or, pourquoi pas hein... Elle posa le verre de whisky sur la table, et lui adressa un coup d'oeil taquin.

"Et voilà pour monsieur! Bon... c'est pas le tout, j'ai un autre boulot qui m'attend, mais..."

Elle passa les mains dans sa coiffure, d'un geste agile décrocha la pince qui ornait ses cheveux, et secoua la tête, pour laisser retomber leur masse dense sur ses épaules. Ourf... Son cuir chevelu revivait. D'habitude elle attendait d'être sur scène pour se détacher les cheveux, ça avait toujours son petit effet, cela même pourquoi elle se les attachait alors que foncièrement ça lui allait nettement mieux de rester au naturel... Mais ce soir, elle ferait une petite entorse à la norme. Une envie, comme ça, venue d'elle ne savait trop où. Ses cheveux... Elle n'avait pas pris soin de les couper, depuis tout ce temps, n'en voyant pas l'intérêt. Elle les avait maintenant très longs: ils lui arrivaient au bas des reins en longues cascades lisses, brillantes... Ca la rendait d'autant plus sexy, et ça tombait bien, parce que justement ça faisait partie intégrante de son job! Elle jeta la pince à cheveux pour l'envoyer directement dans les mains du jeune homme, puis elle lui fit un bref clin d'oeil.

"... Avant d'y aller, je vous confie ça. Je compte sur vous pour me le rendre, hm?"

Elle se volatilisa sans attendre de réponse. Marche souple, sensuelle et sûre d'elle... Ce show n'était définitivement plus pour elle un défi majeur. Elle était spécialement douée pour se trémousser, ptetre qu'elle avait été danseuse professionnelle avant d'attérrir ici hein... Quoi qu'il en soit, elle monta sur l'estrade et s'engouffra derrière le rideau, noir. Et quelques trente secondes suffirent à ce que la luminosité baisse. La pénombre s'instaura, comme dans une salle de cinéma... des murmures enthousiastes remplacèrent les discussions fortes et et les rires gras qui s'étaient évanouis avec la lumière. On attendait plus qu'elle... Elle passa une main dans ses cheveux, et souffla, de lassitude. Un strip-tease de plus parmi tant d'autre.. sauf qu'elle se réservait un final alléchant pour celui-ci quoi. Elle se plaça sur la barre, roula sa main autour, tout d'abord... désinvolte, toujours. Puis le rideau s'ouvrit. La lumière venait de derrière. elle était en contrejour et le public ne devait voir que son ombre, là où elle, voyait tous les visages. Sentiment de domination, qui la fit légèrement sourire. La musique égrena bientôt ses notes langoureuses, concoction de piano et de quelques percussions douces et savantes... Elle leva sa jambe, la plaquant contre la barre. La chorégraphie commençait. Quelques minutes passeraient strictement en danse voluptueuse, histoire d'impatienter son public... Puis elle commencerait à retirer ses vêtements, toujours, avec une souplesse, une virtuosité qu'elle s'était découvert avec le métier. Nul ne savait mieux chauffer l'ambiance qu'elle quand elle s'y mettait... huhuhu. Elle jeta un coup d'oeil sur son brun, brun dont elle ne connaissait toujours pas le nom d'ailleurs. Et lui, ça lui ferait quel effet?

D’accord…sa nervosité exacerbée ne facilitait pas vraiment le dialogue, même s’il n’était pas à blâmer. C’était très humain de réagir ainsi, et d’avoir tant de mal à se ressaisir, non ? Son rythme cardiaque, et sa maitrise de lui-même, jouaient au yoyo d’une manière très désagréable. Mince…Ca allait se finir oui ? Comment pouvait-il envisager la situation décemment et y trouver des solutions, s’il paniquait au moindre de ses regards ? Et il était abyn, encore heureux…Encore aujourd’hui il se félicita de cette chance. Dans le cas contraire…il serait sûrement en train de jouer à qui se transforme le plus de fois en une minute avec quelques autres du secteur…Un exercice selon lui peu gratifiant, notamment dans ce genre de situation. Surtout dans ce genre de situation en fait. Enfin le jeune homme ne se leurrait pas, il n’avait pas besoin d’un écriteau « je suis très gêné » sur le front pour que cela soit visible. Du contrôle. Juste un peu de contrôle. Il l’obtint alors qu’elle se levait et retournait vers le bar, avec l’un de ces terribles regards ravageurs qui nouaient son estomac pourtant bien accroché. Mais qu’elle soit loin l’aidait à retrouver ses esprits. S’enfonçant dans son siège de nouveau, il se prit à l’observer, tout en recommençant à effleurer la table du bout des doigts, pensivement. La certitude qu’Aleksiz était en vie avait quelque chose d’assez…tranquillisant, apaisant. Une longue attente prenait fin. Longue, et douloureuse. Il lui semblait respirer, pour la première fois en sept mois. Sa vie prenait un nouveau tournant. Mais…celui-ci ne semblait pourtant pas plus simple à négocier que le précédent.

Plutôt logique. Loin de simplifier les choses, la réapparition d’Aleksiz ajoutait de nouveaux problèmes, complexes, dangereux. Il ne pouvait pas rester ici, c’était trop risqué. Si le filon était remonté jusqu’à la Cinquième Colonne, d’autres organismes pouvaient être au courant, les commerciaux, notamment. Des agents étaient peut-être même en route. Donc, il fallait partir. En avion, c’était impensable. Restait le bateau, guère d’autre choix. Il faudrait être prudent. Et sur Enezis, ce serait encore pire, car là-bas, le rouquin était connu…Le retour inopiné d’Alexya le tira de ses plans encore un peu prématurés, et qui nécessitaient quelques ajustements. Beaucoup d’ajustements. Il fallait qu’il appelle Adriel, dès qu’il en trouverait le temps. Mais trêve de bavardages futiles, son cerveau repassait en mode pilote automatique. Il y avait de quoi. Et c’était moins pire que le mode veille qu’affichait tous les autres hommes du bar. Attrapant son verre, il lui adressa un demi-sourire, soudain nettement moins confiant, tout en murmurant un faible « merci », manquant certainement de conviction. Et il allait sûrement encore en manquer dans les prochaines minutes. « Mais… ? » Mais quoi ? Anxiété soudaine. Qui se dissipa bien vite, pour laisser place à un soudain émerveillement, une fascination inattendue et incontrôlée, alors qu’elle relâchait ses cheveux, tombant en cascade sur ses épaules. Le souffle lui manqua, et de justesse, il retint sa mâchoire, de tomber de stupéfaction. Belle, si belle, comme dans son souvenir…Peut-être même plus encore, il ne savait plus trop. C’était presque irréel. Incapable de lâcher un mot, il récupéra sa pince à cheveux dans ses mains tremblantes, pour la serrer fébrilement. Non, tout cela existait vraiment…

Le show allait commencer. Nathanaël n’était pas sûr d’être particulièrement emballé par cette idée. En général, il n’était pas spécialement intéressé par ce genre de spectacle. Il avait des pulsions certes, des envies, des désirs, comme tous les hommes, c’était vrai…Mais son expérience, en tant que jeune chanteuse trop souvent malmenée, parfois presque violée, l’avait guéri d’une quelconque perversité dont il aurait pu être loti. Alors il n’avait aucune excitation anticipée, juste même au contraire, des craintes, quant à ce qu’il allait voir, ce qui allait se passer maintenant. Il en avait une idée pourtant. Une très bonne idée. Tout est une question d’éducation…Son ombre sensuel sur la scène, la musique langoureuse…Son souffle s’accéléra, encore. Mauvaise idée tout ça, très mauvaise idée. Ses yeux ne pouvaient se détacher de ce spectacle hypnotique, alors que seule la musique désormais, résonnait à ses oreilles. Avec une inspiration sifflante, il attrapa son verre, et en but une gorgée mal assurée, toussant légèrement pour faire passer l’alcool fort. Inutile d’être ivre par-dessus tout ça…Mais ça donnait du courage, un peu. Supprimait une partie du malaise…Lui donnait la force de regarder les choses en face. Aleksiz, en face…Et il y en avait des choses à voir…La main serrée sur son verre, il se pencha en avant légèrement, presque inconsciemment, pour mieux saisir les détails de son spectacle, les courbes si joliment dessinées de son corps…Ses yeux vert la scrutait, mélange d’admiration, de crainte, d’espoir, une joie, un soulagement si fort qu’il aurait pu lui donner envie de pleurer…Et d’ailleurs, son cœur se serrait, alors que sa pince à cheveux tournait entre ses doigts, encore et encore…

Un silence rare, des regards, figés sur elle et ses mouvements fluides, qu'elle se plaisait à exécuter avec tout ce qu'elle avait, histoire de leur mettre la dose, une fois encore... Ceux qui étaient venus ne regretteraient pas leur soirée, même si les trois quarts de ces derniers n'obtiendraient pas ce qu'ils espéraient. Non... Certains attendaient depuis des mois que son choix se porte sur eux, mais ce soir, Alexya portait tout son intérêt, sur un inconnu. Première fois et peut-être dernière qu'il entrait dans ce bar, et il gagnait jackpot. Certains allaient crier à l'injustice, mais les goûts et les couleurs ça ne se discutait pas, hein... Alexya choisissait ceux avec qui elle acceptait de partager son temps. Jusqu'à présent, elle n'avait jamais connu aucun refus... Alors ce soir ne serait certainement pas différent des autres, hm? Les yeux qu'elle avait distingué dans la pénombre en avaient dit plus que tout ce qu'avait pu baragouiner le jeune homme avant que le show ne commence. Un fin sourire s'accrocha une à deux secondes sur ses lèvres, avant qu'elle ne se concentre véritablement sur ce qu'elle était en train de faire. Comment elle finirait sa soirée... Dépendait ce qu'il se passerait ensuite. Pour le moment, elle avait une danse à mener.

Et elle la menait bien. Elle savait qu'elle valait plus que ce bar, paumé au fin fond d'Ayndra... Elle restait parce qu'elle n'avait pas le choix, et parce qu'elle en devait une, et une belle, à Teranss... Mais au fond, tant qu'elle ne retrouvait pas son passé, tant que personne de son entourage ne venait à la recontacter, elle savait qu'elle pourrait toujours exploiter le filon du spectacle, et monter. Sa situation ne deviendrait pas aisément précaire. Ca y était. L'introduction tout en souplesse et en délices visuels était terminée... La luminosité avait changé. La pénombre résidait, mais des lumières colorées venaient égayer sa silhouette, la colorer, l'animer doublement. Tout en subtilité... Un bras s'était tendu, tentateur... le bandeau cachant le haut de son corset, échoué au sol avec légèreté. Les voiles masquant ses bras étaient eux aussi tombés, après que les anneaux de métal aient doucement glissé, jusqu'à passer outre ses poignets. Rien de bien compromettant, encore... Elle gardait le meilleur pour la fin, forcément. Sa jupe tomba, libérant ses hanches, le porte-jarretelle, la dévoilant intégralement en sous-vêtements. Ses talons se firent la malle avec, tandis qu'elle les quittait, n'en ayant plus l'utilité. Quelques tours de barre encore... Elle n'avait pas terminé, mais le moment était venu, pour elle, de changer le programme. Ce qu'elle se plaisait à faire, de temps à autre... Même si là pour le coup elle avait prévu d'aller plus loin, peut-être, que ce dont elle avait l'habitude en temps normal... en public, quoi. Deux yeux turquoises se figèrent avec malice dans d'autres perles vertes qui, fort heureusement, étaient restées à leur place entre temps. Pas de fuite... Pas de départ inopiné. Elle aurait été vexée, notons, dans un pareil cas. Un sourire aguicheur, roublard, apparaissait progressivement sur son visage. Elle se laissa glisser loin de la barre, et avança, prête à quitter l'estrade. Descendre les escaliers, tourner entre les tables, posant ici une main sur la table, ici une autre sur le crâne d'un abruti aux mains un peu trop baladeuses, pour le repousser avant que le mal ne soit fait... Mais une seule destination l'intéressait. Et autant qu'elle put s'éclater à faire le tour de la pièce et à narguer les uns et les autres, elle ne l'oublia pas. Elle se retrouva bientôt à l'emplacement exact qu'elle avait quitté avant que la pièce ne se retrouve baignée dans la pénombre... elle était, ceci dit, dans des dispositions toutes autres que précédemment... Elle se donnait en spectacle, et n'avait certainement pas terminé... Une main sur la table, un regard qui ne trompait absolument pas, même si elle donnait comme ça l'impression de n'être qu'en train de lui faire le même coups qu'aux autres, en appuyant juste un peu la plaisanterie... Avant que n'arrive le point critique. Elle leva une jambe, et la glissa par dessus chaise et beau gosse sur la chaise, avant de prendre ses aises, de prendre position sur ses jambes, toujours lascive, jamais précipitée... Une main encore un peu froide, malgré l'ambiance de feu, se posa sous le menton de sa proie.

"Je viens récupérer mon dû..."

Pince à cheveux? Rien à foutre en fait quoi... ça avait été une excuse bidon pour essayer de garantir qu'elle allait pas perdre le damoiseau dans ses quelques minutes d'absence... D'ailleurs la dite pince à cheveux risquait de tomber par terre dans peu, à ce rythme. Elle plaqua son opulente poitrine contre le corps du jeune homme, et dans un geste coulant attrapa ses mains, souhaitant les poser autour de sa taille moitié dénudée. Généralement, quand elle faisait des écarts par pure envie de se rendre le show plus agréable, elle n'allait pas plus loin que ce genre de trucs, ceci dit... Elle approcha sa bouche, et vint chercher celle de l'enezien, pour un baiser volé vol... uptueux, qui leva une nuée d'exclamations silencieuses dans l'assemblée... Un frisson totalement imprévu la secoua, frisson qui malheureusement n'avait pas du passer totalement inaperçu... Et merde! Pas grave. T'façon, elle aurait bien passé sa nuit avec le jeune homme, qu'ils partagent une petite expérience sur matelas mais aussi qu'il lui raconte Enezis, qu'ils discutent... Parce qu'elle avait envie de discuter. Des frissons, elle en aurait alors bien d'autres, même si celui-ci voulait dire un peu trop à son goût. Plus le temps passait, plus l'impression qu'elle avait de vivre un coup de foudre exactement comme... Ceux qu'elle pensait être du domaine de la légende absurde, s'accentuait.

Il ne le sentait pas bien là. Mais pas bien du tout. Bon, il ne fallait pas être bégueule, il avait retrouvé Aleksiz, il ne regrettait pas d’être venu mais…mais mince, tout ça était trop hors norme, trop étrange pour qu’il puisse se relaxer et se détendre. Nathanaël l’avait cru mort, et voilà, maintenant il était ici, dans ce bar perdu au milieu d’un nulle part lugubre, en train de le regarder danser devant une bande de types d’un genre assez mal famés, et lui. Parce qu’il ne se considérait pas encore tout à fait à ce niveau là quand même. Il était une raclure, et une jolie même, du genre machiavélique à ses heures, et sans une once de pitié souvent, mais ils ne jouaient pas dans la même catégorie, du tout. Ca n’allait pas. Ici n’était pas sa place. Il se délectait du spectacle, et même s’il ne se l’avouait pas, la dévorait des yeux, comme chacun de ces gars, peut-être sans les arrières pensées qui allaient derrière mais le résultat était le même : ce n’était pas une situation normale, un comportement normale. Aleksiz n’était pas sensé faire ça, et lui n’était pas sensé regarder. Merde, c’était le monde à l’envers. Impensable. Il finirait bien par se réveiller, émerger de ce drôle de rêve et la réalité du monde le rattraperait bien assez vite. Autant profiter quelques instants de plus de ce petit fantasme personnel qu’il ne se soupçonnait même pas d’avoir inventé un peu plus tôt. Bon ok, il se voilait la face, pour « rigoler » tout seul, il savait bien que tout cela était totalement réel, aussi incroyable que ça pouvait paraître. Il fallait juste ra-tion-na-li-ser. Dur dur, devant un strip tease. Surtout CE strip tease. L’avoir déjà vu nue dans son plus simple appareil n’arrangeait pas du tout les choses, au contraire même. Il savait, il voyait tout ce qui était encore caché aux yeux de tous et allait sûrement le rester. Il sentait, le parfum de sa peau, son toucher sous ses doigts. Ses sourires et son rire… Bordel, ce n’était pas comme s’ils avaient couchés ensemble, alors pourquoi est-ce que c’était si…si…enclin à l’imagination, aux souvenirs particulièrement onctueux qu’il avait si précieusement gardé ? Il pensait savoir pourquoi ouais. L’afflux de sang qu’il sentait soudain sous sa ceinture ne faisait que le mettre plus mal à l’aise encore. Et c’était pas fini, tu m’étonnes. Les choses auraient été trop faciles.

Il vit le coup venir, de très loin. De trèèès trèèès loin. Le jeune homme avait un bon flair pour ces trucs là. Lorsque son regard croisa le sien, il sut qu’elle préparait quelque chose de pas net, qu’il n’allait pas aimer du tout. En fait, si, il risquait d’apprécier. C’était peut-être le problème. Aller mec, il n’était pas trop tard pour décamper. Alors qu’elle descendait de l’estrade, et qu’il sentait le danger s’accroître, il pouvait toujours glisser sur le bord de sa chaise, en descendre, et en rampant, regagner la sortie. Aucun problème, super facile. Mais son orgueil mal placé cognait quelque part à la porte, et répliquait d’une voix nasillarde : « hey, Nathanaël, le chef de la 5C, qui prend la fuite la queue entre les jambes, les genoux tremblants et les mains moites ? Plutôt crever la bouche ouverte. » Très poétique. Alors ses fesses restaient hermétiquement clouées sur la chaise, et il avait beau s’enfoncer dedans, il n’avait pas le pouvoir de s’enfoncer dans l’ombre, ou même dans le sol. A moins de commencer à creuser sa tombe tout de suite, ce qui était une idée ma foi plausible, bien qu’il n’en fit rien, peu désireux de commencer à la force des ongles. Il continuait de la suivre des yeux alors qu’elle tournait entre les tables et chauffait quelques illustres inconnus se pâmant presque parce qu’elle les avait ne serait-ce qu’effleuré. Et elle se rapprochait, mine de rien. Merde, merde, merde. Il attrapa son verre et le vida cul sec pour s’offrir du courage. Il l’avait à peine reposé qu’elle était là, devant lui. Il eut une brève seconde d’espoir, et songea qu’elle allait passer aussi rapidement qu’avec les autres. Elle l’aguichait ouais okay, marrant, excitant à souhait vu la réaction incontrôlée de son putain de corps, mais elle n’avait pas de raison de s’attarder sur lui plus que sur quelqu’un d’autre hein. Hein ? Non ? Hum…

Son cerveau se déconnecta carrément à peu près à cet instant, pour ne laisser qu’une masse de chair au sang fusant dans ses veines, le cœur cognant, tendu, un peu hagard. Et elle atterrit sur ses genoux. Difficile de mettre de l’ordre dans ses pensées. Difficile de penser tout court, ou même de réfléchir à ce qu’elle racontait…Son dû ? Ah bah là il était pas vraiment sûr qu’on parlait encore de la pince à cheveux en fait. De lui, sûrement, plus crédible. La main d’Alexya lui sembla étonnement fraiche, au milieu de l’air terriblement lourd et électrique. Docilement, il releva le menton de son col, soudain un peu trop coopératif. Il alla même poser ses mains sur sa taille, comme elle l’y invitait…La réalité de la scène le stupéfia alors, et le figea sur place, tandis qu’elle se plaquait contre lui et lui arrachait un baiser trop parfait. Elle était vraiment là, il la touchait. Il la goûtait. Son odeur, ses lèvres, sa peau…Elle eut un frisson, qui passa en lui comme si soudain, ils ne formaient qu’une seule entité. Il semblait à Nathanaël avoir perdu tout contrôle de son être alors que ses yeux s’écarquillaient, ses pupilles se dilataient, pour fouiller celles, turquoises, de son vis-à-vis. Il ne sentait plus son souffle dans sa poitrine, n’entendait plus la musique, juste le sang à ses oreilles. Juste la douceur de sa peau sous ses doigts…Mû par un reflexe terrible, une peine atroce qui remontait du fond de ses entrailles soudain dénouées, le chagrin enterré en lui et qui dès maintenant n’avait plus lieu d’être, il resserra ses mains contre elle, l’attirant un peu plus dans l’étau de ses bras, sans brutalité, juste cette hébétude incroyable et immense, ce mélange hétéroclite d’émotions qui soudain surgissait…

« Al… »

Le propre son de sa voix le prit au dépourvu, alors qu’il ne terminait même pas ce mot. Il eut une inspiration sifflante, comme un hoquet de lucidité alors qu’il réintégrait les limites de son corps et de son esprit, étourdi, un peu tremblant, décidément irrécupérable, fou amoureux, et fou de soulagement…Un rire nerveux lui échappa tout bas. Sans la lâcher, mais sans en profiter le moins du monde car telles n’étaient pas ses pensées, et encore moins ses désirs, il lui adressa un sourire plus confiant en lui-même que tous ceux qu’il avait pu réussir à produire depuis ces inattendues retrouvailles, mais peut-être, toujours aussi tremblant…

« La pince à cheveux s’est égarée pendant l’assaut, je dirais… »

Ca ne se passait pas comme prévu... Enfin si... Mais non. Elle n'était pas censée se prendre à son propre jeu... Pas censée être transcendée par ce genre de sensations... Pas pendant un show quoi. Et accessoirement, concernant les battements fébriles que son coeur avaient commencé à libérer douloureusement, tandis que ses lèvres goutaient celles, généreusement laissées à sa disposition... Pas tout court. Ces sentiments, elle ne les connaissait pas. Ou plus. Qu'en savait-elle? Et ils l'effrayaient considérablement. C'était absurde. Grotesque. Trop rapide, et sans signification précise. Ca n'avait pas lieu d'être après tout... Elle ne connaissait pas ce type. Il était juste un peu plus beau que la moyenne. Un peu beaucoup plus, certes, mais ce n'était pas pour autant une excuse suffisante pour lui faire chavirer l'esprit, à elle qui était connue pour faire couler tout le monde, sans jamais présenter la moindre faille... Etait-ce parce qu'il vivait en Enezis qu'il l'attirait autant? Pouvait-ce vraiment être autre chose? En tous les cas, la mante religieuse venait vraisemblablement de glisser de sa brindille et de se casser la gueule dans l'herbe.

Le fait était que, comme elle l'avait prévu, le jeune homme ne l'avait bien évidemment pas fuie. Aurait-il osé que ça aurait pu mal se passer, car sa vexation aurait été terrible. Il ne l'avait pas fuie, et s'était laissé succomber... Cela dit son frisson, qu'elle se reprocha avant même de lui avoir laissé le temps de s'achever, trouva écho dans le corps qu'elle surplombait. Ses lèvres se joignirent à celles du bel inconnu... Et bientôt, des mains incompréhensiblement familières vinrent ceindre son corps d'une manière... Qui... Comment dire? Il lui semblait avoir tout juste changé de monde, avoir basculé dans un rêve sensuel et coloré. La fadeur de son existence décadente de sept mois s'effaçait, face à une réalité impossible. Une flammèche venait de s'allumer, flammèche étouffée qu'elle avait couvé longtemps, et qui éclatante de cette liberté, de cette force nouvelles pour elle, s'était vaillamment appliquée à lui griller le cerveau et à l'enflammer toute entière, sans raison. La veuve noire aux manières sensuellement détachées venait de s'ouvrir à une passion étrange. Les mains de l'enezien ayant décidé de se débrouiller toutes seules, de prendre des initiatives trahissant comme une confiance en lui nouvelle, elle n'avait plus besoin de mener le bal avec trop d'autorité... Elle passa donc son bras contre la nuque de sa proie, la caressa doucement, jusqu'à gagner la clavicule...

S'était-elle rendue compte que le baiser avait cessé? Avait-elle conscience de son silence, et de regarder son vis-à-vis aux incroyables yeux verts, fixement, bouche entrouverte, sans montre le moindre signe de réaction rationnelle? Avait-elle conscience de ses mains, de son corps, pas tremblant, mais soudain comme distant... Distrait... Incroyablement présent, et incroyablement abstrait. Un vert olive luisant d'une passion qu'elle ne comprenait pas, ou plus vraiment, la captivait. Son expression, perplexe, renvoyait à son absence de mémoire béante, qu'elle cachait bien en temps normal, malgré l'énormité de ce manque... Mais pas maintenant. Elle avait l'impression d'être proche de lui. D'avoir toujours été ici, sur ces genoux... Ou du moins de toujours y avoir du être. Elle n'avait absolument pas envie de partir, de continuer son putain de spectacle, se dénuder face à toute cette bande de pervers répugnants... Mais qu'est-ce qu'elle foutait exactement hein??

Elle cligna des yeux. Et elle se rendit bien vite compte que le silence s'était fait dans le bar, tant les clients étaient médusés de son comportement tout simplement... Inhabituel. Merde. s'était-elle trahie? Elle avait sa main sur la joue du jeune homme en tous les cas... Ou du moins, caressant sa mâchoire. Distraitement, toujours. Et seule sa voix, délicieuse onde à ses tympans, avait réussi à la sortir de son décontenancement. Une simple syllabe, délicieusement surprenante... Al? Sérieux...? Il l'avait appelée comme ça? Il prenait en assurance... C'était bien. Tout ce qu'elle voulait, c'était rester là, ou plutôt... Faire en sorte de pas le perdre de vue, parce qu'elle allait rapidement devoir se barrer, si elle voulait pas que ça jaze plus que ça n'allait déjà le faire...

Cascade dangereuse. Elle tente un sourire. Il dégringola vite fait bien fait, mais avant qu'il ne retrouve le stade de non-moue de perplexité informe elle parvint à se rappeler de quelques mécanismes... Du genre de celui pour paraître rusée... Délicieusement mutine. Comment ça elle avait perdu le fil de son jeu? Mais absolument pas! Elle devait à tout prix oublier ces mains contre son corps, ces mains désirables, auxquelles elle aurait bien donner tout le loisir de visiter les lieux... Elle se devait d'être imperturbable, impénétrable, et irrésistible. Sinon, ça allait plus du tout, voilà tout! Sur cette pensée, elle croisa les bras autour du cou de son brun, et décida qu'il était temps d'un peu faire preuve de rhétorique.

"Tiens? En sept mois, personne avait pensé à m'affubler de ce diminutif... J'aime ça. J'vais peut-être te donner le droit de le répéter plus souvent..."

Bon. Les mécanismes retrouvaient leurs engrenages et cessaient de pédaler dans la semoule. De nouveau, son regard électrique, voire magnétique, ancrait celui qui lui faisait face. Elle se resserra tout contre lui, tout contre... Ses cuisses contre ses hanches, son corps complice contre celui du jeune homme, qui se révélait n'être pas tout à fait indifférent à son invitation... Encore heureux! Elle se sentait perturbée, encore... Quelque chose bouillonnait en elle, incapable de sortir, mais tout à fait capable de produire en elle une panique, un besoin irrépressible de savoir, un sentiment de vide qui n'auraient pas du avoir lieu d'être... Mais dorénavant, elle se rappelait comment le cacher. Et elle avait de la suite dans les idées...

"Quant à la pince à cheveux... qui se soucie d'une pauvre pince à cheveux à deux balle, hm? Donne moi ton nom, plutôt qu'un morceau de plastique débile... Pas très fair-play que tu saches tous ces trucs sur moi sans me laisser entrevoir ne serait-ce qu'un peu ce que tu caches sous ta coquille, hm?"

Eh ben, c'était du beau... Des mots qu'on jugerait presque douteux à condition d'avoir l'esprit un peu tordu, et une déclaration dont elle n'imaginait pas la justesse... L'un savait tout sur l'autre... L'autre ne savait rien sur l'un, ni sur lui-même d'ailleurs.

C’était vraiment comme si le temps n’avait plus cours, et que tout s’était arrêté de vivre, d’exister, à part eux deux. Il aurait pu rester assis là…éternellement. Une éternité sûrement plutôt courte certes, mais dont il aurait savouré chaque instant comme aussi long qu’une existence entière. Mais c’était impossible, toutefois. Aussi unique cette expérience était-elle, déjà, elle se terminait. C’était ce genre de chose dont on se rappelle toute sa vie, un souvenir précieux que l’on conserve pour les jours les plus noirs, lorsque l’univers n’est plus qu’un gouffre sans  fin, sans fond. Aleksiz, ou Alexya, ne pouvait sûrement pas s’en rendre compte. Mais Nathanaël sentait renaître l’espoir. Le début d’une époque meilleure, par le simple fait qu’il était là, en vie, près de lui. Si seulement tout pouvait être si simple…Il souhaitait tellement y croire. Il n’avait plus grande conscience du bar pour l’instant, de ces occupants, de tous ceux qui les observaient. Il ne reste que lui, qu’elle, dans cette bulle parfaite. Le jeune homme se délectait avec soulagement les caresses sur son visage, cette si futile sensation de contact, de présence. Tout ce dont il avait besoin, à présent. Si seulement…Avec nostalgie, il se souvenait de ce regard turquoise, si expressif, qu’il fixait de nouveau. La première fois que leurs yeux s’étaient croisés. Toutes les émotions qu’il y avait vu défiler. Maintenant, il se sentait étrangement calme, apaisé. De longs mois de souffrance et d’agitation prenaient enfin fin.

La bulle finit par éclater, ce dont il s’était bien évidemment attendu. Le retour à la réalité en fut ainsi moins choquant, et moins poignant. Ils étaient toujours assis là, et le reste du monde existait toujours. Dommage qu’une partie de toute cette populace mauvaise et pourrie n’ait pas disparu, pendant leur brève absence…Etait-il fatigué de l’entreprise qu’il menait, de la guerre qu’il avait déclaré ? Parfois, oui. Un jeune homme, surtout de sa condition, à l’aube de ses 26 ans, est sensé voir sa carrière nouvellement débutée décoller, doucement, vers de meilleurs horizons. Une situation stable. Peut-être même une fiancée. Nathanaël ne se sentait plus jeune du tout. Usé, meurtri par tout ce qu’il avait vécu. Ce genre d’instant le rendait à cette vie, cette jeunesse qu’il n’avait pas. Tout n’était pas aussi noir que ce qu’il imaginait, il fallait qu’il réussisse à s’en convaincre…La preuve, les miracles, parfois, se produisait, il en avait d’ailleurs un sur les genoux…N’était-ce pas un signe ? Oui. Il restait encore de l’espoir. Il devait maintenant reprendre cette comédie qu’était son existence, son masque sûr et convaincu, fier et avenant. Alexya aussi émergeait de cela. Mais si elle ne se souvenait pas…sûrement devinait-elle, sentait-elle que quelque chose était différent, était très important. Tout allait bien se passer. Nathanaël allait la rendre à elle-même, ce n’était qu’un juste retour des choses.

Ainsi, il sourit à la découvrir de nouveau pressée contre lui, tous les deux bien conscients que ni l’un, ni l’autre, ne restait indifférent à cette étrange situation. Il n’en ressentait plus vraiment de gène, comparé à quelques minutes auparavant. Une nouvelle résolution était née en son sein, et elle ne laissait pas de place à tout sentiment malvenu. Aux réponses que la jeune femme lui fournit, il faillit laisser échapper un rire, mais se retint. Si elle avait seulement idée de tout ce qu’il pouvait savoir d’elle…L’ironie de la chose était terriblement frappante soudain. Aleksiz n’avait jamais rien su de Nathan, d’Eve, alors que lui-même en savait tant…Maintenant, c’était même pire. Mais le jeune homme se consolait facilement, car bientôt viendrait toutes les vérités, tôt ou tard. Il avait trop menti à Aleksiz, beaucoup trop. Et en le croyant mort, il avait été rongé par les remords de l’avoir tant trompé. Il n’allait pas faire deux fois la même erreur. S’il ne pouvait pas se permettre d’être d’une transparence sincère sur tous les sujets, il allait faire des efforts, qu’il espérait sans danger, sur le long terme. Il ne permettrait d’ailleurs pas que quelqu’un souffre de ses états d’âmes, de nouveau. Sans se démonter, il lâcha sa taille d’une main, pour aller glisser son pouce le long de sa colonne vertébrale, lentement, remontant dans son dos, effleurant sa chevelure, puis suivant le chemin inverse, alors que ses doigts se détachaient de sa peau dans une dernière caresse, puis qu’il cesse de la toucher. Un éclat de malice scintillait, au fond de ses yeux verts, alors qu’il lui répondait d’un murmure audible, de la façon la plus honnête, comme il ne l’avait jamais depuis des années, un nom presque sorti de la tombe, lui aussi…

«  Nathanaël. Nathanaël Aëldrëd. Mais je pense que nous pourrons reprendre cette discussion plus tard, il ne faudrait pas faire attendre hm encore plus, ton public… »

La confusion régnait malgré qu'Alexya tentât de sauver les apparences. C'était dingue, toutes ces sensations, ces sentiments à la fois agréables et effrayants... Cette peur panique et ce vide qui lui nouaient le ventre.. Cette sensation d'oublier quelque chose d' extrêmement important sans savoir quoi exactement... Elle avait envie d'être seule... et tout à la fois de rester avec lui. Le besoin de s'éloigner, et celui de se rapprocher de plus belle, voler ses lèvres encore, et en faire son casse-croûte sans plus attendre, clients ou pas, show ou pas... D'ailleurs, le show n'avait maintenant plus aucune importance. C'était un peu comme si elle avait été en train de faire un malaise, mentalement parlant... Elle ne se sentait vraiment, mais alors vraiment plus d'humeur à continuer ce petit jeu superficiel, enlever les couches de vêtements, dénuder son corps face à cette bande de pervers stupides... Elle ne pourrait pas continuer. C'était pas possible. Quelque chose s'était passé en elle, quelque chose de fort. Et elle n'allait pas se remettre en trois secondes. Elle n'en montrait rien, mais à l'intérieur, elle était tout à la fois émerveillée, allègre, voire ivre... Et bouleversée. Retournée. Paniquée. Elle avait peur de le voir partir qui plus est... Ne plus jamais revenir, et retourner à sa vie de serveuse jusqu'à avoir assez d'argent pour gagner Enezis, et y trouver quelque chose, ou bien rien.

Un long frisson secoua son échine, et ce tandis que les doigts de son interlocuteur passaient délicieusement dans son dos. Ils ne devraient jamais en partir tiens... Ca aurait été le top. Elle aussi cherchait l'éternité dans les micro-secondes qu'elle passait sur cet étranger troublant. Mais comme il lui répondait, et qu'elle se devait de faire bonne figure, sombre et mutine, elle lui offrit un nouveau sourire. Elle avait tiqué. Reprendre cette discussion plus tard hein..? Ca, il y avait intérêt. Il ne devait pas se barrer sans son assentiment, nop... Celui-là, elle ne le lâcherait pas aisément.

Sa main, un peu tremblante, ce qu'elle ne pouvait totalement masquer, glissa encore contre sa mâchoire, tandis qu'elle approchait ses lèvres des siennes encore, juste pour les frôler, hausser les épaules de délice, emportant ses cheveux dans un mouvement voluptueux ce faisant. Dur dur de résister à l'envie de le bouffer sur place, sans plus de manières... A la place, elle le mangeait des yeux.

"Nathanaël...? Joli. Même si moins que ce que j'ai sous les yeux... Qui se soucie de cette bande d'abrutis? Déjà pas moi... Retrouve moi à l'arrière-boutique dans dix minutes, j'ai hâte de... continuer cette discussion."

C'était une invitation légèrement beaucoup douteuse, mais le pire, c'est qu'elle avait vraiment envie de discuter, et pas seulement deee... euh voilà quoi. Teranss allait pas forcément aimer qu'elle invite des mecs rencontrés dans l'heure à visiter les parties privées du bar, mais en l'occurrence c'était important pour elle, il comprendrait...Et il aurait tôt fait de comprendre. En attendant...

... ou pas. Car si la notion d'imprévus existait, l'intégralité de la salle allait bientôt y goûter, et désagréablement en plus. Alexya sursauta. Des coups de feu avaient retenti dans la salle principal du bar, celle que l'on devait traverser pour entrer dans la partie qui faisait cabaret... Il y eut un bruit de chute sourd, puis la porte éclata violemment. Les mecs auraient pu l'ouvrir, ils l'avaient cassée. Ca montrait bien quelle devait être leurs intentions. Alors qu'une dizaine de gars armés déferlaient dans la pièce, Alexya eut un réflexe qu'elle ne comprit pas elle-même. Vlan, elle descendit des genoux de son hôte, et d'un geste autoritaire tira son bras, pour le forcer à faire comme elle, soit à s'agenouiller, histoire de masquer leur présence derrière la banquette qui passait d'instrument de confort à bouclier. Dents serrées, main crispée... A sa ceinture, qu'elle n'avait pas. Encore un réflexe incompréhensible, qui l'avait forcée à chercher... Quoi? Une arme? Là où il n'allait certainement pas y en avoir, surtout vu la quantité de fringues qu'elle portait...

"Teranss... Ca fait cinq ans que tu dois me rendre mon fric... Cette fois-ci je viens le chercher mon vieux, et accessoirement faudra que tu te trouves un nouvel employé..."

"Deyn espèce de requin... Je te l'ai rendu hier ton PUTAIN de fric, alors explique moi en quoi tu t'octroies le droit d'entrer dans mon bar et de buter mes employés???"

"Hey vieux... Je viens chercher mes intérêts. Je prête pas sur des années sans que ça se paie... Au centuple. Tu vois ce que je veux dire? Mais peut-être que tu peux me vendre une de tes filles à la place, j'avoue que j'ai bien besoin de chair neuve... Peut-être la petite brune qui passait hier là... Ou nan, mieux, la grande rousse, celle qui a du monde au balcon, c'est..."

"ENFOIRÉ!! C'est pas des putes et encore moins des esclaves, personne est à vendre dans cet établissement, TU TE CROIS OU???!"

Alexya avait la furieuse envie d'aller foutre une trempe à cet énergumène vulgaire... Cela dit, elle se sentait désespérément impuissante. L'angle était mauvais. A sa connaissance elle savait pas se battre, et en plus elle était... à poil. Ou presque. Mais ce mec était en train de parler de faire d'une des serveuses de Teranss son esclave sexuel personnel, il avait tué un homme, cassé la porte, foutu le bordel, il assiégeait la pièce avec ses gars et en plus il avait des vues sur elle... Un murmure enragé lui échappa.

"Espèce de salopard..."

... Etrangement, elle n'avait pas peur. L'excitation gonflait ses veines. L'adrénaline montait, ses pupilles se resserraient... Etait-ce normal de soudain se sentir bien dans une situation pareille, sérieux? Elle avait l'impression qu'une joie bizarre l'envahissait, comme si elle attendait depuis des lustres que ce genre de clash arrive, comme si cette tension la nourrissait aussi bien que la bouffe qu'elle s'enfilait trois fois par jours. Cela dit, elle respirait la frustration, sourcils froncés, épaules, bras crispés. Ok ils étaient bien cachés là pour l'instant, derrière leur banquette, dans un angle mort... Mais putain! Que pouvait-elle bien faire, à part attendre? Elle aurait voulu pouvoir sauver la situation... Elle devait bien ça à Teranss. Mais elle en était incapable, même avec tout le sang froid et la bonne volonté du monde... Raish était une petite Enezis. Preuve en couleurs...

C’était si étrange, de lui avoir donné son nom…Son vrai nom, sa vraie identité, l’être qu’au fond de lui, il était réellement. Ses apparitions étaient si rares, toutefois…Tout son temps était dispersé entre Eve, entre Nathan, cette figure de chef de la Cinquième Colonne…Il en avait du mal à retrouver son « moi » véritable, parfois. Où étaient les masques ? Quels sentiments étaient vraiment les siens ? Même vis-à-vis d’Aleksiz, c’était difficile à démêler. Une jeune chanteuse exubérante était tombée amoureuse de ce gangster grincheux, et cet amour avait déteint sur lui, d’une manière indélébile, et qu’il ne pouvait pas ignorer. Sinon, il n’aurait pas été là…C’était trop tard pour changer les choses, les reprendre en main. Comme chacun, il se laissait glisser dans la pente, sans contrôler sa descente. Il espérait ne pas se blesser à l’arrivée. Cette comédie étrange continuait. Il semblait à Nathanaël être devenu acteur soudain, sans avoir de texte, ni de lignes directrices de jeu, obligé simplement, de mener cette pièce à terme sous les meilleurs augures…Il sentait la main de la jeune femme trembler, avec légèreté, contre son visage, preuve que cette scène n’était pas encore tout à fait terminée…Mais les explications viendraient bientôt, il n’en doutait plus, c’était devenu inexorable et obligatoire, pour lui, et surtout pour elle.

Une petite chose le fit tiquer toutefois. Hum. Hum. Alexya semblait lui faire sans conteste…des propositions carrément indécentes. Nathanaël était tout à fait d’accord pour aller à l’arrière boutique, discuter un peu prudemment, puis peut-être envisager de carrément l’inviter à rentrer avec lui sur Enezis. Mais euh là…Il lui semblait qu’elle avait encore d’autres choses derrière la tête. D’accord, c’était une très belle femme, et oui, il avait très envie d’elle, inutile de se le cacher. Mais non, il ne la toucherait pas, tout autant qu’il n’allait pas la laisser le toucher non plus. Au sens sexuel du terme, bien évidemment. Toutes les circonstances étaient on ne peut plus défavorable à ce genre d’expérience en tant normal agréable. Celle-ci aurait été également agréable, mais ses conséquences, pour sa propre santé, physique et mentale, possiblement dramatiques. Aleksiz pourrait lui faire sauter la cervelle une fois sa mémoire revenue. Et puis, il aurait clairement l’impression de profiter d’elle, de la tromper de nouveau, ce qui n’était pas à faire. L’épisode de l’arrière boutique lui semblait alors nettement moins alléchant, car il aurait peut-être à y repousser des avances, malgré son désir ardent d’y céder. Ca n’était pas un dilemme. Ca allait être une question de volonté, sur ce coup là. Habituellement il en avait, mais l’environnement n’était pas vraiment en sa faveur…

Mais bon, tout ceci devint très vite trivial. A l’instant même où retentirent les coups de feu, Nathanaël sut qu’il était sauvé. De ce problème là, en tous cas. Pas de celui qui s’annonçait à l’horizon. Notez bien qu’il se retrouva soudain accroupit derrière la banquette par les bons soins d’Alexya sans en avoir rien demandé. A priori…il n’avait aucune raison d’attirer l’attention sur lui, et les types qui venaient d’entrer n’étaient pas là pour lui faire la peau. Alors…est ce qu’il venait pour elle ? Silencieux, intrigué, il tourna le visage vers elle, un sourcil relevé par la perplexité. Et il n’avait pas perdu son calme. Il n’y avait encore aucune raison de le perdre, à priori. Il tendit l’oreille, se mettant ainsi au parfum du sujet de discorde. Tiens donc, de l’argent, très étonnant. Le jeune homme renifla de dépit, puis observa de nouveau sa compagne. A moitié nue. Et potentiellement impliquée dans la future transaction consentante ou non. Sans un bruit, il défit sa cape, et la faisant glisser sur ses épaules, lui passa le vêtement. Pure galanterie de sa part, si elle n’en voulait pas tant pis pour elle. Il avait mieux à penser pour le coup. La petite comédie était terminée, restait les faits. Mais Nathanaël n’avait aucune intention de jouer au justicier. Pas plus que de se faire tuer connement d’ailleurs. Ses holster bien visibles du coup, il tira un flingue, qu’il posa en équilibre sur son genou gauche, un autre, qu’il posa par terre avec précaution, pour que le métal ne tinte pas contre le sol, et, farfouillant, releva le bas de son pantalon, pour en tirer un troisième que cette fois, il tendit par la crosse à Alexya, l’invitant d’un regard à s’en saisir. Amnésie ou pas, Aleksiz avait toujours été très bon tireur, et bon bagarreur. Les reflexes allaient revenir très vite. D’ailleurs, elle ne paniquait pas, c’était plutôt bon signe. Si personne ne déconnait, ils allaient s’en sortir vivants et sans aucun problème. Ca n’était pas son combat à lui. Trop de choses ici étaient en jeu. Bien sûr, il aurait pu saisir ses deux armes, se relever, et buter quatre gars dans la foulée, se remettre à couvert, mener à bien une tactique éclair, et grâce à Aleksiz, en venir à bout. Mais cela ferait du bruit. Cela ne passerait pas inaperçu. Quelqu’un dirait à quelqu’un d’autres ce qui s’était passé, qui le répéterait encore, et ainsi de suite. Et certaines oreilles indélicates finiraient par entendre qu’un jeune homme brun, bon tireur, était venu chercher une sulfureuse rousse amnésique dans un bar paumé, et qu’ils avaient disparus. Alors les premiers doutes renaitraient, et le cauchemar recommencerait. Il n’était pas prêt à faire tout ça, tout déraper, juste pour sauver quelques employés de bar. Tant qu’Alexya ne serait pas menacée, aucune raison de s’inquiéter. Levant son index gauche devant son visage, il lui intima de garder le silence, et surtout d’écouter, puis, reprenant l’arme posée sur son genou, se pencha sur le côté, précautionneux, pour jeter un coup d’œil à la configuration des types dans la pièce.

Il fallait qu'elle fasse quelque chose... Il fallait qu'elle fasse quelque chose... Il fallait qu'elle fasse qu'elle chose !! Cette certitude martelait son cerveau douloureusement, mais ce n'était pas pour autant que les idées venaient plus rapidement. Révisons rapidement la situation... Elle était coincée derrière une banquette avec un beau mec, ce qui, en temps normal, aurait du la réjouir considérablement. Mais qui ne le faisait absolument pas à l'instant même. Il y avait aussi ces dix types armés qui assiégeaient le bar, prêts à faire tout sauter en cas de problème... Teranss était face à eux. Aussi expérimenté et préparé qu'il pu être, il ne ferait pas le poids contre cette équipe de bourrins. Trop nombreux. Trop... Inattendus. Et elle comme son charmant voisin de sous-banquette n'étaient, il fallait bien le dire, pas super bien placés pour contrattaquer. Auraient-ils été armés jusqu'aux dents qu'une quelconque offensive aurait, d'ici, risqué de finir au massacre, et au bain de sang pur et dur. Même elle, qui pourtant n'avait à son souvenir pas grande expérience de ce type de petites guerres au flingue, était capable de le sentir... de le deviner. Il fallait qu'elle trouve un truc... Une parade... quelque chose!

Une étoffe se pose sur ses épaules. Elle tiqua, remarquant tout juste que durant quelques bonnes secondes, elle avait gardé les dents serrées, les sourcils froncés... Sans même s'en rendre compte, elle était passée en mode "concentration intense", et avait tenté d'élaborer des stratégies. De nombreuses avaient défilé dans son esprit en éveil, tandis que l'excitation, cette incompréhensible excitation, nourrissait son imagination; étonnamment débordante. Ceci dit, elle n'avait trouvé que de la merde jusqu'à maintenant. Ses idées étaient soit bancales, soit suicidaires, soit les deux... Elle avait beau s'étonner toute seule de sa forte propension à trouver des plans tordus, elle n'avait rien de potable sous la papatte. Il fallait dire que, désarmée, elle n'irait pas bien loin. Sans perdre leur lueur vivace, signe d'une combativité laborieusement retrouvée, qu'une amnésie n'aurait su lui faire perdre de nouveau, elle tourna son regard turquoise sur son voisin, et, impassible, hocha la tête en guise de remerciement. Elle resserra les pans de tissu contre son corps... Quitte à être l'involontaire gros lot à décrocher à la fin de cet affrontement, autant ne pas donner trop de raisons de fantasmer sur elle à ces gros lourds, hein, dans le cas où ils finiraient par finalement découvrir sa cachette.

Son vis-à-vis était armé. Elle venait de le remarquer, tandis que ses yeux se posaient sur lui, et tombaient sur des holsters pleins, rendus visibles par ce... second début de strip-tease, imprévu. C'est dire... Elle n'en fut même pas étonnée. Il venait d'Enezis, et elle vivait dans la ville de Raish. Deux contrées énormément fournies en flingues, pour ainsi dire... Un voyageur qui n'aurait pas été muni du nécessaire pour se défendre, aurait qui plus est été complètement inconscient, et abruti, si il n'avait pas pensé à faire le nécessaire pour se protéger. Ce qui l'étonna plus, par contre, ce fut la suite.

Tandis que Teranss s'égosillait un peu plus loin, tentant vainement de virer ses agresseurs en leur hurlant dessus, et en proférant quelques menaces qui ne changeaient pas grand chose, Nathanaël lui tendit l'un de ses pistolets. Elle était alors en train de remettre une mèche de cheveux derrière son oreille, et aussi prestement que son geste fut initié, il se retrouva purement et simplement stoppé en son plein milieu. Elle se figea, et, perplexe, posa les yeux sur l'arme. Puis sur le brun, longuement, puis de nouveau sur le flingue. Euh... Il était sérieux? Il avait vraiment assez confiance en elle pour lui confier un engin pareil, alors qu'il n'était même pas sûr qu'elle sâche s'en servir...? Ce dont Alexya n'était pas même sûre elle même?  Ce n'était pas trop l'heure de se demander quoi. C'était une aubaine en fin de compte... Même si elle ne savait pas trop si elle saurait en profiter.  Soudain nettement moins sûre d'elle qu'auparavant, elle tendit une main vers l'objet, qui lui paraissait alors fascinant. Se plongeant dans la contemplation du métal, menaçant, des courbes de la crosse, de la continuité du canon, elle manqua bien de louper le coche... Mais elle savait se modérer quand il y avait urgence. Comme maintenant. Sa main s'adapta avec une facilité qui lui parut irréelle à l'arme à feu... Un frisson la secoua, avant qu'elle ne secoue très légèrement la tête, et relève son avant bras, comme complété... Elle ne pouvait prendre garde à ses sentiments, mais elle ne pouvait nier cette sensation qui la transcendait, sensation de complétion, qui lui donnait l'air un peu à côté de la plaque soudainement. Bouche entrouverte, yeux attirés irrésistiblement vers cet assassin métallique qui semblait comme l'appeler... Une inspiration saccadée, et elle se reprit. Fronça les sourcils, pour enfin se concentrer sur la scène, en tentant d'oublier le reste. Ca gueulait tellement dans la salle qu'elle pouvait bien se permettre un mot. Un murmure. Une boutade, visant à détendre l'atmosphère... Parce que de son côté ça devenait de plus en plus tendu, au fur et à mesure que son idée se complétait.

"J'espère que tu sais bien tirer..."

Double sens, quand tu nous tiens... Quoi qu'il en soit, elle se concentra. Un regard posé, appuyé, sur les quelques clients à sa vue l'informa du fait que chacun ici semblait être du côté de Teranss.. Tout le monde, la main près de la poche, prête à tirer le flingue au premier moment d'inattention de la part de leurs ennemis communs. Ca voulait aussi dire que leurs agresseurs actuellement en avantage numérique... Le seraient nettement moins, voire carrément plus, à condition d'offrir aux autres un effet de surprise suffisant pour leur permettre de sortir leurs armes sans se faire canarder. Ca, elle pouvait leur offrir, elle en était certaine. Et elle voulait leur en offrir un beau. Or de question de prendre plus de risques  que nécessaire. Ses yeux s'étaient rivés sur le lustre qui surplombait la salle, juste après le hall d'entrée. Beau lustre... Pure déco, jamais allumé, et malheureusement un peu trop bien placé... si ce machin se cassait la gueule, ce serait juste parfait...

Tout se passa très vite. Elle ne comprenait même plus rien à ce qu'elle faisait, pour tout dire. Épaule collée à la banquette tout d'abord, elle se démerda, se contorsionna, pour être à la fois cachée, et bien placée, pour tenter son offensive indirecte. Elle perdait la boule, c'était certain... Comment pouvait-elle miser tout sur une prouesse technique telle que celle qu'elle se sentait de faire...? Elle ne savait, ne comprenait plus... Si c'était pas de la transe... C'était bizarre. Elle était certaine qu'elle devait faire. Presque comme certaine qu'elle y allait y arriver... ses mains ne tremblaient pas. Le flingue était léger, facile à gérer. Facile de tirer droit... Avant qu'elle n'y réfléchisse de manière plus raisonnable, ce qui l'aurait sans doute dissuadée, le coup partit. Miracle? Elle toucha la corde, qui lâcha donc. Le luminaire s'empressa de choir, dans un fracas abominable, qui déconcentra tout le groupe d'ennemis. Les clients se levèrent, les flingues aussi. Les cris. du sang là où des hommes s'étaient pris le lustre dans la face, et un canon pointé sur Teranss qui...

Elle tira, encore, par réflexe. Et encore. Pas un seul raté. Ses mains semblaient comme mues d'une vie propre, d'une vie qui ne lui appartenait pas. Elles refusaient de lui apprendre où elles avaient appris tout ça... Une tête venait de sauter, de ses mains. Et, ça ne lui faisait absolument rien. Aucun effet direct... Ses tirs étaient droits, froids, et parfaitement menés... Merde. Les autres étaient de trop indisciplinés. Elle avait compté sur leur efficacité, mais ils faisaient n'importe quoi. Et elle... Elle venait de lâcher le flingue, soudain tremblante, mue de cette incroyable panique, de cet incroyable sentiment de vide qui revenait à l'assaut. Que venait-elle de faire exactement..? Qui était-elle..? Comment pouvait-elle avoir si simplement agi, et organisé correctement ce bordel dans la micro seconde? Les corps des ennemis tombaient. Ca n'allait plus durer longtemps sans doute... Mais voilà qu'elle n'était plus là, pâle, observant platement sa main vide, jouxtant le flingue encore plein. Calme, malgré ses lèvres frémissantes, et son air ahuri.

"C'est..."

"PUTAIN DE MERDE ÇA VIENT DE DERRIÈRE CETTE BANQUETTE, SORTEZ MOI ET CANARDEZ MOI CE TIREUR BANDE DE PLOUCS!!!"

Oups. Calée. Faut dire... Elle avait bien commencé, mais, perdant son sang-froid comme elle venait de le faire, elle avait laissé la situation prendre une allure qui n'était pas celle qu'elle avait initialement prévu. Elle l'avait oublié... Elle n'y pensait plus, main crispée sur la cape qui masquait son corps généreux. Elle avait tué des hommes... Elle s'était démerdée comme une pro alors qu'elle avait songé n'avoir jamais tenu un seul revolver de toute sa vie... Et tout ça... la troublait tellement qu'elle ne savait plus ni quoi faire, ni quoi penser. Il allait falloir agir. La stupeur ne suffirait pas.

Bon, voilà. Il avait ses flingues à portée de main, chargés, et il avait armé Alexya. Cette dernière d’ailleurs, avait paru étonnée par ce choix. Si elle avait su, hein…Enfin, l’instant n’était pas encore propice aux grandes révélations, là, tout de suite, maintenant. Lui donner un pistolet n’était qu’un moyen d’assurer potentiellement leurs arrières en cas de gros pépins. Si quelque chose devait lui arriver, il s’en serait voulu d’avoir laissé la jeune femme sans aucun moyen de défense. Aleksiz avait toujours été très bon tireur. Avec de la chance, les reflexes, les habitudes, prendraient le pas sur la raison si la situation devenait critique. Mais, hein, pourquoi le deviendrait-elle ? Tout ça, ça n’était pas les affaires de Nathanaël, pas du tout. Il n’avait aucunement l’intention de se faire buter dans un bar lambda où il ne connaissait personne, pour des problèmes qui n’étaient pas les siens. Libérer le monde, d’accord, m’enfin, il était encore loin d’appartenir à S.O.S personnes en danger, ou une quelconque ligue de justiciers débile et futile. Il fallait laisser l’orage passer, se tenir prêt, au cas où, mais sans plus. Ca n’était pas son combat, alors…Un murmure parvenu à ses oreilles lui fit tourner la tête vers Alexya, et relâcher légèrement son attention. Tirer ? Oui, il savait bien tirer, ça allait. Le double-sens de la remarque dans cette situation précise, ne l’effleura même pas et pour cause…Par contre, cela souleva un doute inquiétant dans l’esprit de Nathanaël. Parce qu’attends...Elle avait l’intention d’agir ? Maintenant, ici, comme ça ? Il suivit son regard vers les autres clients du bar. Merde. Merde merde merde. Bon…elle avait vécu ici pendant plusieurs mois, d’accord. Elle connaissait ces gens, les employés du bar, le patron qui allait avoir des ennuis…Et comme elle n’avait aucune idée du pétrin réel dans lequel elle était fourrée, qui, sans vanité, était d’importance nettement supérieure à ce qui se passait ici, elle avait des raisons de vouloir agir…Il se maudit silencieusement. Ouais, il savait bien tirer. Heureusement.

Par chance, la moitié des types de ce bar semblait vouloir en découdre avec les intrus. C’était déjà un petit plus. D’ici quelques instants, l’endroit allait devenir un champ de bataille. Avec du bol, les cadavres seraient plus nombreux du côté des « vilains ». Avec du bol. Les dents serrées, il ramassa son autre flingue, ses yeux parcourant les alentours, pour ne rien laisser échapper à son attention. Ouais, sauf que soudain la situation lui échappa totalement quoi. Avec horreur, il vit Alexya se tortiller, viser…et descendre le lustre qui s’explosa par terre dans un putain de fracas. Le signal de la baston était lancé, les uns et les autres se levaient de partout, et commençaient à tirer. Elle en abattit encore, et le chaos se mettait à régner parmi les tirs. Dépité, n’ayant pas encore bougé, il secoua la tête et jura à mi-voix. Ca le foutait en boule de ne rien maitriser, lui qui était si amoureux du contrôle. Le bruit d’un flingue qu’on laisse échapper. De nouveau, il la regarda. Elle ne comprenait pas, comment lui en vouloir ? Ce qu’elle avait fait, cette froideur et cette maitrise professionnelle, elle venait de les découvrir, stupéfaite. Et hélas…elle ne devait pas être au bout de ses surprises. Bientôt il faudrait des explications. Et ce serait sûrement à lui-même de les fournir. Merde merde merde. Bon. Il fallait reprendre les choses en main. La jeune femme semblait dans un état second, mais calme, c’était déjà ça. Un hurlement lui signala que leur banquette allait bientôt devenir la cible principale du concours du tir au pigeon. Il fallait en éloigner l’attention.

Inspirant un bon coup, Nathanaël raffermit sa prise sur ses armes. Se positionnant sur la pointe des pieds, accroupi, il se redressa sans crier gare, et prenant appui sur le fauteuil de la banquette, puis sur le dossier, sauta par-dessus le meuble, les flingues braqués devant lui, et tira. Comme leurs copains du moment étaient juste en face, ou plutôt, ce qu’il en restait par rapport au chiffre initial, il ne risquait pas de les rater. Dans la foulée, il en descendit deux, n’économisant sur ce coup là pas ses balles, se contentant de canarder pour ne pas les rater, et se faire plumer. Heureusement d’ailleurs ! La surprise très vite passée, on lui tira dessus, bien évidemment. Il plongea in extremis, sentant la balle frôler son épaule et trouant ainsi irrémédiablement sa chemise, puis, roulant du même mouvement sur le sol, inondant ses vêtements du sang frais qui noyait joyeusement le sol, se retrouva juste devant le dernier type. Par un pur miracle de reflexes, Nathanaël se jeta sur le type, agrippant son bras armé pour dévier un éventuel nouveau tir après avoir lâché sa propre arme, et appuyant de tout son poids, le fit basculer au sol. Redressant son bras que l’autre s’efforçait d’attraper, ruant et jurant pour se dégager, il tira de nouveau. Avec peu de précision certes, mais suffisamment pour atteindre leur agresseur aux côtes, lui arrachant hurlements et gerbes de sang, avant de purement et simplement l’exécuter en lui trouant le crâne. Puis de se laisser choir sur le côté, finissant de pourrir son pantalon déjà irrécupérable, et d’aller s’appuyer contre le bar, assis, le souffle un peu court, le cœur tambourinant furieusement dans sa poitrine sous le coup de l’adrénaline. Voilà, il avait fait sa b.a pour les six mois à venir, au moins. Et avec un peu de chance, les conséquences de cette petite sauterie pourraient être minimisées…Mais ça allait attendre un peu pour qu’il y réfléchisse là, hein. Tuer, il le faisait régulièrement, sans remord. Se mettre en danger volontairement par contre...c'était plus rare. Avait-il eu peur? Sûrement que oui, quelque part. C'était trop tôt pour mourir. Il avait trop à faire, trop à dire...De nouveau, il venait de se prouver qu'il perdait toute mesure, et toute raison, lorsqu'il s'agissait d'Aleksiz...et il se maudissait pour cela.

Il ne faudrait pas demander à Alexya d'avoir parfaitement suivi tout ce qui venait de se passer. Elle n'avait déjà même pas calé, quand l'ennemi avait hurlé, qu'elle était sur le point d'être prise pour cible de manière irrémédiable. Alors le reste hein... Il se résumait très rapidement dans sa tête, en trois éléments liés. Nathanaël s'était élancé. Il y avait eu un combat, périlleux, qu'elle avait très vaguement suivi de sa place actuelle. Les derniers ennemis, éliminés. La fin de l'affrontement, qui avait un sérieux arrière-goût d'absurde. Si rapide... Si inutile... Tous ces morts, de sa faute, et pour rien en plus... Et elle, qui n'en avait rien à faire au fond. Qu'est-ce qui était le pire? Son détachement cruel, ou bien les faits? La salle, dévastée malgré le soin qu'elle avait pris à ce que ça se passe rapidement, sans trop de heurts?

Elle voyait du sang. Du sang partout. Des cadavres. C'était un véritable massacre... Entre ceux qui écrasés sous le lustre gisaient sous les bouts de verres, ceux dont des flots rouges épais et chauds échappaient encore à leur abdomen percé, et ceux dont la cervelle décorait le sol... Une véritable vision apocalyptique. Du moins à son goût. C'était étrange d'être à la fois aussi détaché... et aussi sensible. Elle n'avait aucun pitié pour ces hommes. Mais de voir ces corps morts, étalés par terre, en nombre, dans toute leur laideur cadavérique... Ca lui retournait l'estomac. Ca réveillait en elle quelque chose qu'elle aurait préféré ne jamais ressentir. Une horreur froide, vide. Profonde, qui appelait quelque chose d'effrayant. Elle ne comprenait pas ce sentiment. Elle ne comprenait plus grand chose en fin de compte. Devenue aussi pâle qu'un cachet d'aspirine, yeux écarquillés d'effroi, elle posa son front contre le siège de la banquette, et crispa ses mains sur le rembourrage de ce dernier.

"Alexya... Alexya, ça va?"

Quelqu'un l'avait remarquée. Dans la salle, les clients s'affairaient. Bourrés, pervers, incorrigibles, mais encore assez fidèle à leur barman préféré pour ne pas le laisser avec tous ces cadavres sur les bras. Il n'y avait pas eu de morts côté clients par chance. On emmenait les blessés à l'extérieur pour leur permettre de gagner l'hôpital. Les serveuses effrayées s'empressaient de ramasser les débris de verre. Teranss, émergeant du comptoir, posa son arme sur ce dernier, avant de le quitter, hurlant des ordres aux clients, lesquels obéissaient comme si ils avaient été face au patriarche d'un quelconque clan.

"Foutez moi ces cadavres dehors qu'on nettoie tout ce bordel, et que j'appelle la morgue!"

Oui. La morgue. Pas la police. On ne se permettait pas ce genre de luxe sur Raish. Puis la police l'aurait fait sué sur la notion de légitime défense, tandis que les autres se contenteraient d'emporter tous ces corps ailleurs. De toutes les manières on était bien trop occupé à juger les criminels externes à Raish dans les tribunaux, pour en plus de cela gérer la ville. C'était le far-west, et ça le resterait. Il se plaça face à Nathanaël, reconnaissant. Et de lui tendre une main pour l'aider à se relever, qu'il l'accepte, ou non.

"Un peu radical comme manière de régler le problème, mais je dois avouer que tu m'as bien aidé. Ils seraient restés en vie, ils ne m'auraient pas lâché les basques. Merci pour tout, même si tu m'as foiré un lustre de valeur, l'air de rien."

Clin d'oeil. Il n'était pas sérieux... le lustre valait moins que les vies que Nathanaël avait sauvé, au dépit d'autres vies certes, mais celles là, volontairement mises en danger. Teranss semblait croire que l'étranger était responsable de l'attaque entière, n'imaginant pas une seconde qu'Alexya ait pu user d'un revolver avec la maîtrise et le sang froid dont elle avait fait preuve.

"Viens t'asseoir, je te paie un pot. On va ranger ça pendant ce temps, et ensuite tu iras prendre une douche à côté... T'es pas dans un bel état."

Sans lui demander son avis, il sortit un verre, et y versa une bonne rasade de brandy. Pendant ce temps, l'abyn blonde redevenue entre temps blond, ce qui lui allait nettement mieux notons, la faisant passer de vicieuse au physique quelconque à bel homme, avait tenté de venir au secours d'Alexya pour ainsi dire... Cela dit au moment même où le blond posa ses mains sur les épaules de la jeune femme, cette dernière se réveilla, réagissant avec éclat. Elle repoussa ses mains, et, hagarde, le rejeta:

"Surtout, SURTOUT, laisse moi! Tu te prends pour qui, Gehalmyn? On a pas gardé les cochons ensemble!"

D'autant qu'elle ne devait pas avoir gardé beaucoup de cochons dans sa vie... Cette certitude devenait de plus en plus forte, surtout en vue de ce qui venait de se passer. Sauf concept original, on élevait pas les porcs avec un flingue. La nécessité d'en savoir plus sur elle-même allait rapidement devenir plus forte encore pour elle, dorénavant qu'elle savait que sa vie d'avant ne devait pas avoir été spécialement banale. Elle se releva subitement, dévoilant sa silhouette masquée par la cape généreusement laissée par Nathanaël. Dans un état second... Elle l'était toujours. De même alors qu'elle se mettait à avancer sèchement, en direction du comptoir. Son regard se posa nerveusement sur la mare de sang et de corps... Inconsciemment elle marchait de travers, s'éloignant de ce massacre sans même s'en rendre compte... Elle heurta un client. Ne s'excusa pas, mais se rendit compte, au moins un minimum, du caractère complètement insoutenable de son comportement. Depuis agissait-elle comme une jeune fille effarouchée à la moindre contrariété hein??! Elle était pas comme ça. Encore moins qu'elle ne l'aurait initialement pensé... Elle fonça donc sur le comptoir, pour s'y asseoir, à la place à côté de celle réservée à Nathanaël, qu'il s'y soit installé ou non. Elle aurait voulu le remercier, le féliciter, tout ça, mais là elle n'en était juste pas capable... Elle frappa du plat de la main sur la table, injonctive:

"Verse m'en un aussi! Tout de suite!"

Teranss l'observa en silence, concerné par son cas. Il lui servit le verre de Brandy comme demandé, car elle en avait évidemment besoin. Ceci dit, il n'était pas d'avis à s'en arrêter là:

"Alexya, tu vas b...?"

"FERME LA!!!"

Réaction démesurée en un moment où la mesure n'avait plus de définition pour elle. Elle s'apprêtait à boire de l'eau de vie à côté de corps encore chauds, alors qu'elle venait de faire un massacre au moment où elle était quasi sûre de passer une nuit agréable en compagnie d'un bel enezien, qu'elle avait attiré dans ses filets. Cette expression un peu démente, enragée, ça faisait longtemps qu'elle ne l'avait plus arboré. Pourtant, elle avait longtemps été celle qui était dans les plus aisées à lui faire prendre, à une époque dont elle n'avait plus souvenir. Elle attrapa son verre et le vida cul sec, avant de poser son front dans ses mains, tremblante. Ces dernières serrèrent deux poignées deux cheveux qu'elle tira, tentant de se calmer. Mais c'était dur. Elle avait tué des hommes. Elle n'en avait rien à faire. Elle aurait pu choisir de faire ça autrement, mais sa première idée avait été de tous les abattre. Elle l'avait mise à exécution sans se poser de questions... Et maintenant, il y avait du sang partout. Une couleur rouge, et une odeur salée, qui souillaient ses paupières closes comme son odorat. Elle avait froid, et elle avait la nausée. Elle posa le plat d'une main contre sa bouche, à moitié étalée contre le comptoir. Plus personne n'osait lui parler, stupéfait. Teranss lui-même s'éloigna après un vague regard sur Nathanaël, histoire d'aller aider les autres à débarrasser le bar des morts et de leur fluide vital échappé. Comme la bouteille de Brandy était encore sur la table, elle l'attrapa de sa main libre, l'autre restant fortement plaquée contre ses lèvres. Elle la déboucha, et s'apprêta à s'en verser une seconde rasade.

Voilà…L’adrénaline retombait, aussi vite qu’elle était montée, et avait assailli chaque recoin de son corps, de son esprit. Le voile qui s’était posé sur ses yeux, dû à la précipitation de l’action, se relevait. Il restait la réalité, triste, froide, crue. Plus personne ne hurlait, et plus aucun coup de feu ne retentissait. Elle était bien loin, l’ambiance tamisée du bar, les effluves d’alcool et de cigarettes…Subsistaient juste l’odeur de la mort, le goût cuivré du sang, sur sa langue. Du sang, il y en avait, beaucoup. Il était d’ailleurs assis dedans. Il sentait le liquide, refroidissant déjà, imprégner le tissu de ses vêtements, souiller sa peau, une nouvelle fois. En voulant repousser une mèche de cheveux de son visage, il s’en étala un peu plus sur la pommette, et le constatant, soupira, sans pouvoir rien y faire. Ca n’avait pas été une bataille très propre…Il y avait toujours un minimum de dommages collatéraux, mais ça…c’était rarement son problème, et il trempait rarement directement dedans. Des massacres, il en avait vu d’autres…Et de l’hémoglobine, il en avait brassé à en remplir une baignoire, sûrement. Alors son cœur restait vide, sans connaître les affres du remord, ou du dégoût. Ses yeux observaient les allers et venus, les cadavres frais qu’on emportait, neutres, indifférents. C’était l’héritage de la voie qu’il s’était choisi. Un terrible détachement, dans ce genre de circonstances…Dire qu’un peu plus tôt dans la soirée, il se trouvait en proie à une incontrôlable détresse, une incontrôlable poussée d’émotions qu’il ne comprenait, et ne maitrisait pas…Quelle ironie que cette vie. Adriel lui manquait, à cet instant précis. Lui-seul savait le remettre sur les rails et l’empêcher de douter. Lui seul le connaissait, le comprenait, entièrement. Mais Adriel était si loin…

Une ombre devant lui tira Nathanaël de ses pensées. Le barman, dont il ignorait le nom. Peut-être lui avait-on dit, il ne s’en rappelait plus. Ca n’avait pas grande importance. Sans piper mot, il s’abreuva de ses paroles de remerciements, avant de tiquer, et de froncer les sourcils, interrogateur. Un lustre… ? Son regard se posa sur l’objet, effondré au sol, et il comprit. Ah oui. Il pensait que c’était lui qui avait mené l’assaut, tout l’assaut. Si il avait su qu’en circonstances normales, il n’aurait pas bougé le petit doigt…Bref, c’était très bien comme cela. Si le barman le croyait, les clients aussi devaient en être convaincus, sûrement. C’était l’inconnu en noir, qui avait abattu tous ces types. Et pas la jeune serveuse à la crinière rousse. Il n’allait sûrement pas les en dissuader. Les lauriers de cette victoire, il n’en avait rien à faire. Ce qui importait, c’était de ne pas attirer l’attention sur Aleksiz. Pas déjà, alors qu’il venait à peine de la retrouver. Personne ne se lancerait à la poursuite d’un mystérieux tireur brun. Mais d’une rouquine tenace…ça, il n’en était pas sûr. Acquiesçant d’un signe de tête, il saisit la main de l’homme et se releva, rangeant l’unique flingue qu’il lui restait, à sa ceinture. Le second trainait par terre, mais il ne se sentait pas le cœur à replonger dans le sang jusqu’aux coudes, en fait…Il sentait ce dernier couler le long de ses jambes, contre sa peau, froid, vicieux. Tout en s’asseyant, il passa ses doigts sur son épaule, qui le picotait. Sa chemise y était déchirée, et la balle l’avait égratigné. Rien de grave, heureusement. Pas de cicatrice non plus. Il s’en désintéressa pour se saisir du verre, et à son tour, remercier Teranss.

« J’y ai gagné un verre et une douche, alors tout le plaisir est pour moi… »

Une bonne douche, oui. De nouveaux vêtements aussi, à moins de vouloir rentrer à poil jusqu’à Enezis, car même ses sous-vêtements ne devaient pas avoir résisté à cette inondation aussi soudaine que désagréable. Buvant un coup, il suivit des yeux Alexya, apparemment indemne, venir jusqu’au bar, s’asseoir également, ordonner ensuite. Elle semblait…secouée. Les raisons à cela n’étaient pas trop difficiles à imaginer. A cet instant, Nathanaël la connaissait mieux qu’elle-même. Cette expression sur son visage, il la connaissait. Cette détresse, il la connaissait aussi. Il finit son verre cul sec. Aleksiz n’avait jamais été un amoureux des règlements de compte sanglant. Cela datait de ce fameux massacre, déjà si loin dans leurs souvenirs, à tous les deux. Il avait eu l’occasion de le comprendre, de ramasser le rouquin, ivre de douleur et de désespoir, pour tenter de prendre soin de lui. Avec un succès très contestable…Mais qu’y pouvait-il, il n’était pas parfait, il ne pouvait pas tout savoir. Pour l’heure, il pensait avoir une idée relativement précise de l’incompréhension qui la saisissait. Etait-ce le bon moment, pour tout lui dire ? Le visage tourné vers elle, il l’observa, encore. Non. Ca n’était pas le bon moment. Certains auraient dit que surenchérir maintenant aurait permis à la pilule d’être avalée, et digérée, d’un seul coup, mais il n’était pas de cet avis. Ces explications, il lui ferait au calme, quand elle serait calmée, dispose, et en pleine maîtrise de ses moyens. Ca n’était pas l’heure de davantage l’accabler…La voir souffrir, voilà ce qui faisait serrer son cœur, au milieu de ce bain de sang. Imaginer le chaos dans ses pensées, dans ses émotions. Posant son index sur son verre, il lui donna une légère impulsion, et le fit glisser sur le comptoir, près du sien, alors qu’elle se réservait. Il n’osait pas la toucher, souillé ainsi qu’il l’était. Il avait même du mal à trouver ce qu’il pouvait lui dire. Les mots justes, pour la rassurer. La rendre à elle-même de nouveau.

« Tu as fait ce qu’il fallait pour sortir ceux à qui tu tiens du pétrin…C’est parfois la chose la plus importante à garder à l’esprit…Derrière nos actes, ce sont nos intentions qui comptent… »

Ses yeux se perdirent, quelque part dans le vide, alors que sa voix même, mourait sur ces paroles qui ne prenaient que peu de sens à ces yeux. Cherchait-il à la convaincre, ou bien à se convaincre lui-même ? Il ne savait plus trop…

Le bruit d'un verre glissant contre le bois du comptoir la fit, étrangement, frissonner. Peut-être parce qu'il avait eu le don de lui rappeler qu'il y avait des trucs qui se passaient autour d'elle... Et entre autre, qu'elle avait un voisin couvert de sang, actuellement en mesure de la voir se prendre la tête dans toute sa splendeur. Elle aurait préféré éviter de lui montrer cette image d'elle, peu gratifiante. Mais bon. Parfois, on fait ce qu'on peut, et c'est pas forcément topissime. A son goût elle ne s'était pas si mal démerdée. A son goût, elle s'était même un peu trop bien démerdée, ce qui était l'une des principales raisons pour lesquelles, maintenant, elle ne savait plus exactement où elle en était. Elle tourna son regard, bas, sur le verre qui jouxtait dorénavant le sien. Et elle le resservit en premier, quand bien même Teranss n'avait pas donné son accord. Elle ne l'avait jamais vraiment écouté... Puis il devait à Nathanaël plus que deux verres d'alcool. Il leur avait sauvé la mise. A tous. Une fois qu'elle eut fini sa tournée, elle reposa la bouteille, et attrapa sa boisson. Elle n'avait pas regardé le brun dans les yeux une seule fois depuis qu'elle était arrivée au comptoir... Et elle continuait à l'ignorer. Non pas parce que ça l'amusait, ni parce qu'elle souhaitait lui faire croire qu'elle lui en voulait pour une quelconque et inexistante raison... Mais parce qu'elle avait peur de ce qui pouvait se lire en elle, de ce qui pouvait ressortir d'elle à ce moment. Elle se forçait à parler d'elle aux étrangers lorsqu'il y en avait au cas où quelqu'un sache la renseigner sur ses origines, mais en réalité, elle détestait qu'on en devine trop à son sujet. Surtout quand elle, ne savait rien.

Elle faisait consciencieusement tourner le liquide clair dans son verre, sans encore le boire. Qu'attendait-elle? Si seulement elle avait su, elle n'en serait pas là. Puis elle s'arrêta, tandis qu'on s'adressait à elle. Et enfin, elle releva les yeux, cessa de trembler, et daigna regarder son voisin, qui tout de suite était moins attirant, couvert de sang comme il l'était. Air sérieux mais lointain, bouche entrouverte, et déstabilisation... Elle réfléchissait à ce qu'il venait de lui dire, qui avait eu l'intelligence et la pertinence de différer des deux précédents "ça va?".

Elle avait fait ce qu'il fallait..? C'était les intentions, qui comptaient...? Quelque part, ces mots sonnaient faux, en elle. Certes, elle avait tué ces hommes pour sauver ceux qui comptaient pour elle, mais était-ce une excuse à son détachement...? Cette cruauté dont elle avait fait preuve? Le fait que la seule chose qui la gênât à ce moment donné, fut toute cette masse de sang et de chair éclatée qui lui retournaient l'estomac comme la cervelle..? Certes. Elle regrettait ce massacre, en un sens. C'était du gâchis. Elle aurait préféré faire le moins de morts possibles. Mais le seul sentiment que cela lui procurait était bien différent de la tristesse, ou de la pitié. C'était de la résignation. Pire... Un sentiment certain de désabusement, mêlé à un vague soupçon de dépit. Silencieuse encore, mais rendue calme par la réflexion qu'elle avait mené, guidée par les paroles de Nathanaël, elle baissa la tête, pour à nouveau observer son verre... Qu'elle avala cul sec, encore. Une sensation de chaleur bienfaisante commençait à l'envahir, ainsi qu'un soupçon d'ivresse, rendant son équilibre plus douteux. Elle soupira, avant de répondre. Finalement, elle avait envie de parler... Du moins, plus envie de parler que d'habitude. Nathanaël n'était pas comme les autres alors qu'elle venait à peine de le rencontrer... C'était étrange, mais en un sens, c'était réconfortant. Elle lui faisait confiance, même si c'était stupide en ce monde de si vite accorder sa confiance à qui que ce soit.

"Peut-être... Je sais pas. Je crois que je m'en fiche. Ces mecs auraient pas hésité à tirer sur un gosse si ce dernier s'était dressé contre eux. L'enfer est pavé de bonnes intentions, et le paradis doit pas être grandement rempli de nos jours. C'est juste que il y a quelques minutes, j'aurais jamais pensé que j'aurais pu avoir ce genre de réactions... C'est peut-être pas si étonnant finalement. Il doit bien y avoir une raison, pour laquelle j'ai la sensation qu'il faut que j'aille sur Enezis..."

Elle était cynique. Pragmatique. Elle le savait, c'était pas nouveau. Elle se découvrait simplement encore PLUS cynique qu'elle l'aurait pensé. Elle finirait par l'accepter. Relativement rapidement qui plus est. Ce n'était pas ça qui la dissuaderait de se rappeler qui elle était. Elle n'aurait pas peur de son ex-elle, elle ne ferait pas cette erreur. Une amnésie, ça n'était pas un tour de magie. Tout ce qu'elle avait fait par le passé lui incombait encore. Ses torts, comme le reste. Elle ne s'était pas lavée de son identité sous prétexte qu'elle n'en avait plus souvenir. Nop... Elle assumerait jusqu'au bout et sans flancher. Elle avait au moins cette force-ci. Et si elle savait tirer, tant mieux pour elle... Ca rallongeait son espérance de vie. Elle n'hésiterait pas à profiter de ce don. Recouvrant une détermination certaine, elle inspira, releva la tête et... Remarqua que si tout le monde s'activait à nettoyer la pièce, elle comme Nathanaël étaient dans le genre... désœuvrés. Et si on parlait de Nathanaël tout court, complètement recouvert de sang. Teranss n'avait pas terminé, loin de là... Peut-être fallait-il qu'elle prenne les choses en main. Elle vivait ici après tout, et ça allait finir par le gratter, tout ce sang séché, hein... Esquivant habilement la vision des corps ensanglantés, elle sourit avec malignité, puis se releva, retrouvant tout son éclat, toute sa vivacité habituelle.

"Mais tu sais quoi? Tu ressembles à un loupiot passé dans un mixeur. Amène toi! Y a assez de savon pour deux... enfin pour trois."

Nan nan, pas de sous-entendus, hein, ou si peu. Elle avait juste voulu dire par là qu'il pouvait bien aller prendre sa douche dans la petite salle de bain qu'elle partageait avec Teranss en temps normal... Pendant ce temps là, elle irait lui chercher de nouvelles fringues. Ca leur changerait les idées à tous les deux. Et il n'était pas nécessaire qu'il se prenne la tête plus longtemps à son sujet... Elle attrapa sa main, indifférente au sang, et autoritaire, l'invita à se lever, prête à quitter la pièce en passant par l' "arrière-boutique".